Anne Bouchara

Les Deux Magots

Le bus 21 emprunte le boulevard Saint-Michel. C’est un matin de fin d’été, un matin de septembre. Le ciel bleu sculpte les immeubles beiges et les rend plus lumineux, presque blancs. Sous cette clarté, leur forme parait plus nette comme si l’on passait d’une image en deux dimensions à une vision en relief. Dans la rue, vus du bus : une fille qui porte un pull violet, des touristes en short Boulevard Saint-Michel, beaucoup de monde aux terrasses des cafés de la Place de la Sorbonne, un jeune homme à vélo qui porte des lunettes rectangulaires, un vieux prof traînant un énorme cartable, un monsieur un peu trop gros pour son costume gris clair, des pharmacies et des librairies pour se soigner, une femme qui porte des chaussures rouges. Je vais assister à la soutenance de stage d’une étudiante à la Faculté de Médecine, rue de L’École-de-Médecine (j’aime la logique des noms des rues anciennes).

Il fait toujours aussi beau lorsque j’en ressors. Je vais prendre le métro boulevard Saint-Germain pour aller à l’Institut Larolle. J’ai démissionné des Laboratoires Darieux ; le RER B m’était devenu insupportable. À la terrasse des Deux Magots, les gens prennent l’air et le temps. Peut-être sont-ils écrivains, journalistes, comédiens, peut-être sont-ils entrepreneurs ? Ils ne sont certainement pas salariés. Il est dix heures moins le quart du matin, et à dix heures moins le quart du matin, les salariés sont encore enfermés dans le vacarme et la puanteur des souterrains, déjà dans leur bureau ou devant leur machine à café. Si j’étais écrivaine, je serais assise à la terrasse des Deux Magots. Je trouve ce mot étrange, “écrivaine”. Il est plus rare qu’”écrivain”. Pourtant il est sûrement plus juste car on y entend le mot “vaine” qui nous rappelle la vanité de ce qu’on peut écrire. “Écrivain” est si courant qu’on a oublié qu’il contenait “vain”. Si j’étais écrivaine, je commanderais un expresso. Un serveur déposerait sur ma table un café surmonté d’une fine mousse beige dans une tasse blanche posée sur une sous-tasse de la même couleur. Y seraient déposés une cuillère à café en inox dans laquelle se reflèterait la rue tout entière, un morceau de sucre de canne et un spéculos. Je regarderais passer cette femme qui porte un manteau avec de gros motifs pied-de-poule, j’écouterais le bruit des voitures, j’entendrais la conversation de ses dames âgées dont l’une dit : « Ma belle-fille a lu Proust et la notice de sa machine à laver » — ou peut-être n’aurais-je pas bien entendu. Je laisserais le temps se délier puis je prendrais un deuxième café. Le deuxième café, synonyme de vacances. Le deuxième café, lorsqu’on n’a rien de prévu ou beaucoup plus tard. Le luxe extrême du deuxième café. Un soir à la radio, un écrivain dit que si l’on veut vraiment être écrivain, on le devient. Cela me redonne l’espoir, un matin de septembre, de prendre un deuxième café à la terrasse des Deux Magots. Que vais-je devenir lorsque j’aurai mille fois arpenté les couloirs des mêmes métros ? Lorsque j’aurai mille fois repris le métro le soir ? Que vais-je devenir lorsque de nouveau fleuriront les arbres ? Lorsqu’un nouvel été aura succédé à celui-ci ? Le travail continue à soustraire le temps. Régulièrement, dans mon cahier, j’écris des listes de choses à faire : aller chez le coiffeur, appeler Aurélie, faire un cake à la banane (parce que mes bananes ont trop mûri). À intervalle d’années plus ou moins régulier, j’établis d’autres listes : changer de travail, trouver un appartement, trouver un amoureux, devenir écrivaine. Comme si à chaque nouvelle décennie je redémarrais mon âge adulte. La seule chose qui reste inaccomplie, c’est « devenir écrivaine ». Lorsque je publierai mon premier livre, la vie se déroulera peut-être, telle la tige d’une plante recroquevillée en spirale qui se déploie soudainement comme dans certains documentaires naturalistes filmés en accéléré.

Le temps passe et des saisons se perdent. Les saisons perdues sont celles que l’on a laissées s’échapper, le temps qu’on a laissé s’évaporer sans y prendre garde, des saisons où l’on a trop rêvé. Ces saisons ne reviendront plus. Ce soir, en marchant le long de la rue de Tolbiac de retour de l’Institut Larolle, je repense aux saisons perdues. L’automne a transformé ce trottoir en travaux en chemin de boue. La neige a tout recouvert d’un nappage blanc. Le printemps a éparpillé sur les trottoirs les fleurs cotonneuses des acacias. La canicule a soufflé dans les rues de Paris un air irrespirable. Ce soir rue de Tolbiac, l’air est doux et joyeux, c’est un vendredi soir. Le temps passe si vite que les années semblent se superposer ; je ne sais plus si nous sommes cette année, l’année dernière ou l’année prochaine. Comme chaque année à cette époque-là, les journées raccourcissent. J’écris pour retenir le temps.

Voilà déjà quinze ans que j’habite le quartier, quinze ans que je descends la Butte-aux-Cailles par la rue Daviel, à pied ou à vélo. La rue est si pentue que mon vélo prend de la vitesse. J’arrête de pédaler et l’air caresse mon visage. Mes cheveux se soulèvent légèrement. Lorsque je porte des boucles d’oreilles pendantes, l’air s’engouffre tout autour et y siffle comme dans le mât des voiliers. Devant moi vers l’ouest, le ciel rose ou orangé m’annonce que le soleil se couche. Là-bas, derrière les grands arbres dont j’aperçois les cimes, il pourrait y avoir des dunes, il pourrait y avoir l’océan. Il m’arrive encore parfois de penser à Plettenberg Bay. C’était il y a douze ans maintenant. Je repense aux hamacs sur la terrasse, au ciel gris parsemé de bandes lumineuses de début de soirée. Je repense aux dauphins aperçus dans les vagues depuis la maison un matin de ciel bleu au petit déjeuner. Je repense à une promenade matinale avec Aurélie à marée basse, nos empreintes de pieds dans le sable mouillé. Ai-je trop souvent descendu la rue Daviel ? Ai-je trop parcouru les rues du treizième arrondissement ? Suis-je trop souvent passée devant cette petite église blanche du culte antoiniste ? Voilà quinze ans que je traverse le Parc Montsouris, que je marche rue de Tolbiac ou rue d’Alésia. Quinze fois en fleurs le magnolia du Parc Montsouris. Le Paquebot Normandie transformé en clinique vétérinaire ; c’est là que j’avais acheté le doudou de Manon qui a maintenant onze ans. La brasserie de l’angle de la rue a fait place à une agence bancaire. Des années que je vais dîner aux Cailloux, au Temps des Cerises ou à Sukhotai, que je prends des brunchs à L’Oisive Thé. Lorsque je traverse le Parc Montsouris, j’imagine les différents « moi » qui ont existé au cours de ces quinze dernières années. Je suis en train de marcher sur chacun de ces chemins, je suis allongée dans l’herbe à l’ombre du cèdre du Liban pendant la canicule, j’accélère mon pas sous la pluie en automne, je prends un apéritif ou fais un pique-nique sur chacune de ces pelouses, avec des amoureux, des amis, des amours impossibles. J’ai vingt-quatre ans, vingt-sept, trente-deux ou trente-sept ans. J’ai les cheveux courts coupés à la garçonne, un carré plongeant, les cheveux aux épaules retenus par une pince de chaque côté ou relevés en chignon. Je suis pâle ou bronzée. Je pèse cinquante-cinq ou quarante-huit kilos. Je vis seule ou à deux. Je suis en thèse, je travaille aux Laboratoires Darieux ou à l’Institut Larolle. Alice est encore vivante ou elle n’est plus là. Je cours avec Mathieu ou je cours toute seule. J’ai vingt-cinq ans, assise sur le banc près du kiosque. Je lis un article du Courrier International ou un livre d’Erri De Luca prêté par Antoine. Je porte ce pantalon beige droit à très fines rayures roses et des derbys noires, je porte un jean slim et des ballerines rouges, je porte une robe beige courte en coton et des escarpins ouverts couleur cuir.

Ce soir, c’est le week-end, je suis invitée à dîner chez John et Aurélie. Depuis leur retour de Plettenberg Bay, ils habitent un appartement récent près de la Gare de Lyon. De leur salon, on a vue sur la grande horloge lumineuse de la gare. Chez eux, c’est là qu’on regarde l’heure. Au lieu de baisser la tête vers une montre, un téléphone, vers la box posée sur un meuble bas ou vers n’importe quel autre appareil (puisque tous les appareils donnent l’heure), on regarde dehors. On regarde au loin, vers le haut, par les grandes baies vitrées du salon. Au cœur du vingt-et-unième siècle, on lit l’heure sur cette magnifique horloge construite à l’aube du vingtième. Elle a marqué les minutes en toutes circonstances et ses aiguilles ont continué à tourner alors même qu’à certains moments on aurait voulu que tout s’arrête. Le 13 novembre 2015, si l’horloge s’était arrêtée à 21h15, si le temps s’était arrêté, Alice serait encore là. Il faisait très bon ce soir-là, une soirée de printemps en pleine mi-novembre. Dans l’air doux de Paris, comme si de rien n’était, l’horloge de la gare de Lyon a continué à marquer chaque minute, chaque seconde de cette soirée de novembre.

Pour rentrer chez moi, je reprends le métro aérien au Quai de la Rapée. Il traverse la Seine dont les flots scintillent de nuit sous les lumières de la ville. La surface de l’eau semble être éclairée par un stroboscope. Ces mots, je les dis à ce moment-là dans ma tête, je les entends dans ma tête. J’entends « l’eau semble être éclairée par un stroboscope » et je suis heureuse d’avoir, dans mon voyage apparemment solitaire, la compagnie de ces mots.

Il est plus de minuit lorsque je traverse à pied la Butte-aux-Cailles pour rentrer chez moi depuis la Place d’Italie. La soirée s’achève, les derniers clients des restaurants se lèvent de table, les étudiants à la terrasse encore bondée du Sputnik parlent fort car ils ont trop bu, les fumeurs envahissent le trottoir devant les bars, j’entends une phrase échappée d’une discussion « et à ce moment-là, il m’a répondu… ».

Il fait frais. De la chaleur qui sort des portes ouvertes des restaurants et des cafés, on sent qu’il y a eu beaucoup de monde assis à ces tables. Dans le geste de tel serveur qui essuie une table et de tel autre qui empile les chaises de son restaurant, on devine le monde qui a été assis à ces tables. À cette table, il y a eu une soirée entre amis, des rires et des fous-rires. À cette autre, un dîner entre collègues qui ont dit du mal d’autres collègues. Des amies qui se sont fait des confidences sur leurs amours secrètes, un homme et une femme qui se sont pris la main pour la première fois en reflétant leurs sourires. Un autre couple, chacun sur son téléphone, pendant tout le repas et un poids dans le ventre en sortant de table même si l’un n’avait pris qu’un carpaccio de saumon et l’autre qu’une salade de la mer. Un groupe d’amis parmi lesquels quelqu’un n’a rien dit de la soirée et un autre a trop parlé. Combien de fois ai-je descendu la Butte aux Cailles ? Est-elle toujours la même ou est-elle sans cesse renouvelée par ses conversations chaque fois nouvelles ?

C’est samedi matin. Je me réveille à la fin d’un rêve sans avoir été interrompue par une sonnerie de réveil importune. C’était un joli rêve. J’ai dix-neuf ans, je vis encore dans l’appartement de mes parents. Dans l’appartement de l’immeuble perpendiculaire au mien, au même étage, vit un ami. En réalité c’était mon amie d’enfance qui y vivait. Dans le rêve, nous avons le même âge, dix-neuf ans, alors qu’il a en réalité onze ans de moins que moi. Le lendemain nous partons en vacances au Vietnam. Joli rêve de jeunesse, d’amitié et de voyage. J’ai dix-neuf ans. Je me réveille de ce voyage. Ah non, c’est vrai je n’ai pas dix-neuf ans, j’en ai vingt-sept… Je continue à sortir de l’endormissement. Non, non, je n’ai pas vingt-sept ans, j’en ai trente-trois. Je me réveille complétement. Aussi incongru que cela puisse paraître, j’ai trente-huit ans.

Ce week-end, il faudrait que je prenne le temps d’écrire mais j’ai beaucoup de choses sur ma liste : coiffeuse, visiter appartement, réserver mes prochaines vacances. Pierre propose un restaurant pour ce soir. Demain je vais courir à Montsouris avec Mathieu. Impossible de refuser. Tant pis, je vivrai jusqu’à cent-vingt ans ! En fin de matinée, je pars visiter un appartement de l’autre côté du treizième arrondissement à la lisière de la Seine. J’aime ce quartier ; on pourrait être à Berlin. Pourtant au bout de la rue, se trouvent les anciens Frigos et de la terrasse j’aperçois la Seine au-dessus de laquelle planent quelques mouettes.

Étrange samedi de fin janvier où tout Paris semble déménager. Ce jour-là, je croise cinq ou six camions stationnés le long des trottoirs parisiens, accueillant leur lot de meubles et de cartons. Ce jour-là, je dis au revoir aux voisins. Il y a eu des fêtes, quelques repas, aussi. Nous avions un peu fait connaissance. On s’était fait quelques confidences. Je m’en vais. On ne voit plus les gens du jour au lendemain. Je continue ma vie, ailleurs. Je m’éloigne de leur univers : le va-et-vient de leurs amis, un dîner improvisé, une invitation à une de leur soirée, la voix du petit Noé sur le palier… ça n’arrivera plus jamais. C’étaient des détails, remplacés bientôt par d’autres. Plus jamais sur le pallier la voix de Noé et de Marie qui lui répond, plus jamais la poussette. Je porte le dernier carton. Marie est sur le palier avec Noé. « Au revoir », et ils disparaissent derrière les portes de l’ascenseur qui se referment. Ultime salut des acteurs. Ma vie continue, ailleurs.

Dans mon nouveau quartier, je suis réellement au XXIème siècle. Finies les trente glorieuses des abords du Parc Montsouris ! Les mouettes s’aventurent jusque devant ma fenêtre, et tournent très vite. Je suis presque au bord de la mer. Tout est neuf. Je pourrais être dans une autre ville. Des immeubles se construisent encore aux alentours. Pour la première fois de ma vie, je me sens de mon temps et de mon âge. Quel âge peut-on avoir lorsqu’on vit dans des appartements qui sont bien plus vieux que nous ? On croit toujours être plus jeune. Pour la première fois de ma vie, j’habite un appartement qui a été construit bien des années après ma naissance, vingt ans après. Lorsque je trouve un cheveu blanc sur les coussins de mon canapé ou sur l’un de mes gilets, jusqu’à récemment c’était le signe que ma mère était passée chez moi, s’était assise sur le canapé ou m’avait emprunté un gilet parce qu’elle avait un peu froid. Maintenant, je sais que c’est un de mes cheveux.

Les quais de Seine ont remplacé le Parc Montsouris comme terrain de course à pied. Je vais chez d’autres commerçants, dîne dans d’autres restaurants, chez Yuman ou Persillé. Je vais au théâtre au bout de la rue du Chevaleret, non plus au Théâtre 13 du début des années 80 près du métro Glacière, mais à l’autre Théâtre 13, celui construit dans les années 2010.

Depuis que je vis dans mon temps, je n’ai jamais autant écrit. J’assemble les morceaux de textes écrits depuis des années sur mes cahiers, les idées conservées dans les recoins de mon imagination, comme les pièces d’un puzzle qui se seraient éparpillées. Certaines pièces manquent, alors je les invente. En reconstituant ce tableau, il me semble que c’est le temps lui-même que j’arrive à rendre plus dense, comme si enfin je rattrapais les saisons perdues.