À bientôt
C’est lors de la soirée de mes trente-cinq ans que j’ai vu Gauthier pour la dernière fois. Bien sûr, je ne le savais pas. Nous nous connaissions depuis l’âge de vingt-et-un ans, quand on a entamé nos études de journalisme. On est rarement conscient des dernières fois. Les premières fois nous laissent des souvenirs précis mais les dernières fois ré-apparaissent a posteriori de façon souvent floue et incertaine. C’est parfois en vain qu’on les recherche dans notre mémoire : la dernière fois que nous avons dîné dans la cuisine, ma grande sœur, mon petit frère, mes parents et moi, tous les cinq, assis chacun à notre place, la dernière fois que je suis allée jouer chez mon voisin Bastien, mon meilleur ami d’enfance, avant que ses parents ne divorcent et qu’ils déménagent.
La soirée avait duré tard dans la nuit et Gauthier faisait partie du groupe des cinq ou six derniers invités à quitter mon appartement. Je leur avais fait la bise, de façon un peu mécanique, en leur disant “merci d’être venus, et à bientôt !”. Je n’arrive pas à me souvenir quelle est la dernière image que j’ai vue de Gauthier. Deux jours plus tard, il mourrait dans un accident de vélo. En voulant éviter une portière qui s'ouvrait, il avait été déstabilisé. Sa tête avait heurté le bord d’un trottoir.
J’ai toujours aimé organiser des fêtes ; même les anniversaires de mes amis se passent parfois chez moi. Il y a toujours des discussions intéressantes. On fait de nouvelles connaissances. Avec Aurélie, nous avons souvent des fous rires mémorables, surtout lorsque Louis est là, qui a un talent comique inné. On boit de bons vins, chacun fait profiter de ses talents culinaires. Parfois on danse.
Depuis mes trente-cinq ans, je continue bien sûr à en organiser, mais quelque chose a changé. La soirée est toujours réussie, puis arrive le moment où les invités commencent à partir. A chaque au revoir, ma gorge se serre davantage. J’ai toujours à la dernière minute un livre à rendre à Lise que je retiens encore quelques minutes à parler de nos dernières lectures devant ma bibliothèque, ou bien une part de gâteau à donner à Léo que j'entraîne dans ma cuisine et avec qui j’entame une nouvelle conversation en emballant une part dans un papier d’aluminium. Quand les derniers invités s’en vont, j’ai presque les larmes aux yeux. Je fais tout mon possible pour ne pas le montrer, et pour que mon au revoir ne paraisse pas trop solennel. Mais je prends soin de tous les regarder partir, comme pour fixer leur image. Quand je referme la porte, toute la joie de la soirée semble disparaître. Très souvent des larmes coulent de mes yeux.