Anne Bouchara

Cap Dramont

J’ai pris dans mes bagages un cahier sur lequel j’écris mes souvenirs de vacances d’été depuis presque vingt ans. Sur sa couverture, la reproduction d’un visage dessiné au crayon par Matisse : figure féminine, ligne nette du nez et des sourcils, yeux mi-clos, petite bouche à la lèvre inférieure charnue, aucun contour. À l’intérieur, des pages toutes blanches, prêtes à être écrites. Je passe une semaine de vacances à Agay avec quelques amis d’étude. Les parents d’Antoine y ont un appartement dans un quartier résidentiel d’où la plage est accessible à pied en quinze minutes. Pierre est venu aussi. Léa, Mathieu et leur petite Chloé nous ont rejoints pour quelques jours. Au lieu de noter comme d’habitude deux ou trois anecdotes du séjour, ces vacances seront l’occasion d’écrire, de travailler un texte, une nouvelle peut-être. Plus personne aujourd’hui n’écrit sur du papier, mais à l’époque où j’ai acheté ce cahier, si. J’aime dessiner des mots sur la page, entendre le crayon effleurer le papier et faire résonner ces mots dans ma tête.

L’appartement se trouve au rez d’un petit jardin. La chaise longue sous la pergola à l’ombre du bougainvillier aux fleurs roses foncées sera un bureau parfait. Mais dès que je m’y installe, Pierre vient s’asseoir sur la chaise d’à côté. Et il bavarde, bavarde, bavarde. Souvent il me fait rire. Je n’ose pas lui dire que j’aimerais du calme pour écrire. Ou bien Mathieu et Léa sortent dans le jardin pour qu’on prenne l’apéritif, le café ou un rafraîchissement. Bref, je ne suis jamais au calme. À cause de mes amis ou grâce à eux, il me faudra vivre cent vingt ans pour faire tout ce que j’ai à faire.

Ce matin, Antoine propose une promenade jusqu’à une crique qu’il connaît bien. On pourra y pique-niquer, s’y baigner, grimper un peu plus haut le long de la falaise. Ceux qui s’aventurent dans les criques sont les courageux qui ont un peu marché pour y accéder ou les chanceux qui y arrivent par la mer. L’eau y est souvent plus claire, pas de sable pour la troubler. Les rochers s’amusent à la teinter de leurs couleurs. J’emporte mon cahier dans mon sac en paille.

Nous allons jusqu’à la plage d’Agay, mais cette fois-ci nous la dépassons et poursuivons la route côtière. Arrivés au bout, nous continuons à pied sur un sentier qui monte. Sous mes pas, sa terre se divise en fines particules de poussière ocre. C’est rare, cette couleur de terre. Je ne l’avais vue qu’en un seul endroit auparavant. En face dans la mer, deux monticules de roche rouge prolongent le cap. Je m’approche du bord de la falaise : oui, j’ai déjà vu cette écume dans laquelle se reflète la couleur de la roche. C’est Cap Dramont ? Le chemin est bordé de pins parasols, qui paraissent encore plus verts dans ce contraste avec la pierre. Je me suis souvent retrouvée dans ce paysage vert, bleu et rouge. Comme dans ces rêves où l’on arrive dans un même lieu idéalisé qui n’existe pas. J’y suis toujours arrivée par hasard, ou plutôt par surprise, toujours conduite par des personnes différentes qui ne se connaissent pas entre elles mais ont en point commun de connaître ce lieu. Ce lieu, c’est Cap Dramont.

Je m’arrête au milieu du chemin et écarquille les yeux pour y retenir ce paysage de mer Méditerranée bordé de pins parasols. Un sourire s’installe sur mes lèvres. En face, une petite île sur laquelle est construite une tour carrée faite de la même pierre que le rocher. Elle a la taille d’une grande propriété, l’île que tout le monde rêverait d’habiter. La première fois que je l’ai vue, c’était avec Julien. Nous étions arrivés par la route depuis Cannes et je l’avais aperçue depuis le petit port du Poussaï. Une autre fois, je l’avais découverte depuis la mer lors d’une croisière en voilier. Elle m’était apparue, comme un morceau de terre soudain porté hors des flots. Comme si elle-même naviguait sur l’eau et pouvait surgir n’importe où. La dernière fois que j’ai découvert l’Île d’or, c’était au cours d’une après-midi d’escalade. Arrivée en haut d’une voie, je me retourne vers la mer. Au-dessus de la cime des arbres, se déploie l’étendue bleue foncée sur laquelle flotte l’Île d’or.

« Avance, Lise ! » m’ordonne une voix aiguë. Chloé s’arrête à côté de moi et me demande pourquoi le rocher d’en face est en forme de tour. Je lui réponds que c’est ainsi, que les rochers poussent dans différentes formes, que c’est plus pratique que d’avoir à construire des maisons ou des tours, par exemple. Chloé me regarde de côté en souriant. Elle plisse ses yeux bruns qui semblent contenir tous les possibles. Elle sait que ce que je lui raconte n’est pas totalement vrai dans ce monde-ci, mais que c’est une vérité absolue dans nos imaginations. Nous poursuivons le sentier côte à côte. Pour la première fois de sa vie, Chloé surplombe la mer. Ses yeux sont transformés par ce paysage rouge, vert et bleu. Ils sont grands et brillants comme s’ils absorbaient le paysage tout entier.

Il est encore tôt, la crique n’est pas envahie de vacanciers. Que j’aime me baigner dès le matin ! Le corps se réveille en plongeant dans l’eau salée, c’est un baptême, une renaissance. Léa vient aussi à l’eau, mais Chloé l’accapare rapidement. Après avoir un peu joué avec elles, je pars à la nage en direction de l’Île d’or. La mer est un voile bleu transparent qui ondule légèrement dans les reflets du matin. Aucun nageur devant moi ; la mer est ma piscine privée. J’avance en brasse coulée assez longtemps sans me retourner, puis m’allonge à la surface de l’eau. Entre mes pieds, j’aperçois Léa et Chloé. Les autres les ont rejointes.

Sur le dos, les yeux fermés, je me rappelle toutes les personnes qui m’ont amenée en ce lieu. Julien était venu travailler dans la région et avait connu cet endroit par ses collègues. Lors de notre dernier été passé ensemble, un matin, il m’avait promis une surprise et m’avait conduite jusqu’au Cap Dramont. Nous avions eu une courte conversation dans l’eau ce jour-là, dans cette eau sur laquelle je suis à présent allongée. Je me souviens de ces quelques phrases, prémices de la fin de notre histoire, comme si elle avait commencé à s’effilocher lors de cette baignade d’août. J’avais demandé à Julien quand il reviendrait enfin à Paris et il m’avait répondu qu’il ne savait pas, qu’il aimait bien la Côte d’Azur. Je n’avais rien ajouté, transformant le début d’une discussion importante en un bavardage anodin. Je me suis longtemps demandé ce qu’aurait été la suite de ma vie si, à ce moment-là, j’avais réagi autrement. Puis je suis venue accompagnée par Charles, le charmant skipper dont la croisière en voilier faisait halte dans cette crique. Enfin David, qui connaissait les plus belles voies d’escalade de France, m’avait amenée, une journée de juillet parfaite, grimper sur les falaises du Cap Dramont. J’avais eu le sentiment très net ce jour-là que c’était le dernier été que nous passions ensemble.

Allongés sur mon matelas d’eau tiède, les muscles de mon dos sont totalement détendus. Mes amis paraissent minuscules là-bas, au bout de mes pieds. Je me remets à nager quelques mètres en direction de l’Île d’or puis fais demi-tour. Plusieurs fois de suite, je plonge sous l’eau, traverse les aiguilles de soleil qui explorent les profondeurs et remonte à la surface. Près du rivage, je retrouve mes amis. Chloé veut jouer avec moi. Elle passe son temps dans l’eau, comme si c’était là son environnement naturel, plus que l’air ou la terre. Elle me fait penser à moi quand j’étais petite. Elle décide que je serais un requin qui la poursuivrait. Je plonge ma tête sous l’eau et mime un aileron avec ma main. Je passe tout près d’elle très lentement. Elle pousse des cris suraigus et bat des jambes et des bras sur place dans tous les sens, en éclaboussant énormément. Je poursuis mon chemin, exprès dans une autre direction. Elle se met à rire. Je sors la tête de l’eau pour reprendre mon souffle.

— Allez, on change de jeu ! ordonne-t-elle, en sortant de l’eau.

Je la suis sur les rochers.

— On est dans mon restaurant, toi tu viens manger. Qu’est-ce que vous voulez, madame ?

— Une salade de la mer, s’il vous plaît Mademoiselle.

Elle s’éloigne en quête d’algues et de coquillages. Je reste sur le mien, à l’attendre en plein soleil. Chloé poursuit son jeu entre les rochers :

— Je vais mettre ces petits coquillages. Ils sont tellement petits qu’ils sont minuscules…

Depuis qu’elle a appris le mot « minuscule », Chloé l’emploie tout le temps. Sa voix se perd entre les rochers. Il fait très chaud, je descends me rafraîchir dans l’eau en l’attendant. Une mouette passe dans le ciel en poussant un cri strident.

Soudain, quelqu’un glisse ses bras autour de mes épaules. Je reconnais la douceur de la peau de David. Le poids de ses bras me fait couler un peu, je me redresse et me retourne. Il m’embrasse de ses lèvres salées. Ses cheveux fins châtains clairs se plaquent sur son front en fines mèches qui forment des boucles. Je recule et fais un tour sur moi-même à la recherche d’un repère. La mer est toujours la même. Sur les rochers j’aperçois nos affaires d’escalade. Je n’entends plus Chloé. Mon groupe d’amis a disparu. Sous la lumière de fin d’après-midi, les rochers semblent être des braises qui flottent sur l’eau. J’ai glissé dans l’eau de cette journée parfaite.

Nous étions arrivés dans la matinée au Cap Dramont en voiture depuis Le Plan de la Tour où nous passions nos vacances. Après une marche sur les sentiers rocheux, nous nous étions installés au pied d’une falaise. Nous avions escaladé quelques voies. Être en équilibre, au contact de la pierre, à quinze mètres au-dessus du sol. Se déplacer très lentement pour, tout doucement, faire basculer son centre de gravité vers une prise plus sûre, une position plus stable. Accrocher enfin sa dégaine, passer sa corde dans le mousqueton. Arrivée en haut, se vacher, se retourner, se détacher de la roche et voir derrière au-dessus de la cime vert clair des pins, la mer d’un bleu profond se déplier jusqu’à l’horizon, la mer sur laquelle flotte une île surmontée d’une tour, la mer où sont posés de petits triangles blancs. Pique-nique à l’ombre des pins au pied des voies, baignade en fin de journée pour se rincer et se délasser après une journée de sport. Journée parfaite.

Nous avons fait la course jusqu’aux rochers. J’ai un peu ralenti à la fin, pour qu’on arrive en même temps. David est un jeune homme des terres. Il s’amuse d’ailleurs souvent à dire que moi, j’ai besoin d’être trempée au moins une fois par an dans l’eau salée. Nous arrivons en même temps sur le rivage rocailleux. Pendant qu’il se fait sécher aux rayons orangés du soleil de fin d’après-midi, je sors mon cahier de mon sac. La dernière date inscrite remonte à il y a trois ans. Mon groupe d’amis doit s’inquiéter. Je veux les retrouver, je veux goûter la salade de la mer préparée par Chloé. Mais j’aimerais aussi prolonger indéfiniment cette journée du passé, qu’elle soit aussi immuable que ce cap bordé de mer Méditerranée. Que tout coexiste dans ce lieu unique et dans le même temps. Réduire la flèche du temps de la vie en un seul point. Une mouette passe dans le ciel. Son cri semble dire « Liiiise, Liiiise ». Pour tenter de remettre la vie en ordre, j’écris ce qui s’est passé depuis cette journée avec David dans cette crique. Notre séparation, les cours de théâtre, le travail à l’Institut Larolle, les amis que j’y ai rencontrés, mon souhait d’écrire, sans cesse remis à plus tard.

— Qu’est-ce que tu écris ? me demande David distraitement.

— Des souvenirs…

Au loin, une voile blanche passe sur la mer. Fatiguée par cette journée de sport, étourdie par le temps, je ferme les yeux. J’ai l’impression que mon rocher vacille.

Ça tangue. Je suis sur un voilier, assise sur le pont face à Aurélie. Ses cheveux blonds vénitiens s’envolent dans le soleil. Pierre fait aussi partie du voyage. Il est assis à côté d’Aurélie. À la barre, Charles, le skipper. Le voilier s’appelle Fogo, un nom dont j’ignore la signification à ce moment-là et dont je découvrirai l’origine lors d’un voyage au Cap-Vert bien des années après. Qu’est-ce que nous paraissons jeunes ! Mes bras sont plus potelés, leur peau est plus lisse et moins de grains de beauté s’y promènent. Moi qui crois toujours que nous ne vieillissons pas, je me rends compte, dans les contours du visage d’Aurélie, dans les boucles denses des cheveux de Pierre que nous avons treize ans de moins. Aurélie ne sait pas encore qu’elle voyagera deux ans plus tard à Plettenberg Bay, qu’elle y installera un Bed and Breakfast et que dix ans après, elle rentrera en urgence à Paris pour se faire soigner un cancer de la lymphe. Elle est assise dans le soleil et observe Charles qu’elle trouve charmant. Et que je trouve d’ailleurs moi aussi charmant. Le lendemain de ce jour-là, Charles que l’on croyait célibataire nous dira que son amie est enceinte, que leur petit garçon est attendu deux mois plus tard. Je me souviens de notre déception à toutes les deux et des rires qui ont suivi, lorsque nous en sommes venues à conclure que nous n’aurions pas à nous battre en duel.

Nous sommes à la lisière de ces instants. C’est à cet endroit précis que le vent avait emporté ma casquette beige. Une casquette que mon frère m’avait donnée, perdue dans les flots. Le vent se lève, je la sens se détacher de mon crâne, je porte ma main au-dessus de ma tête. Trop tard, elle se perd dans la mer. Je passe la main dans mes cheveux et dans ma nuque. Mes cheveux sont coupés court. Je cherche des yeux ma casquette sur l’eau. Elle s’enfonce là-bas entre les vagues et un peu plus loin derrière, semble sortir de l’eau une île portant une tour carrée. Je reconnais cet endroit où Julien m’a amenée deux ans plus tôt. C’est Cap Dramont. J’y étais arrivée par la route, je l’aborde par la mer.

J’aimerais m’y propulser treize ans plus tard pour y retrouver le présent et mon groupe d’amis, y retrouver Chloé qui doit m’attendre avec sa salade de la mer, Chloé qui doit m’attendre pour me proposer de nouvelles idées de jeux. Je m’isole sur le pont avant du bateau pour écrire. De moins en moins de pages de mon cahier sont remplies. Les quelques phrases notées évoquent ma thèse et quelques anecdotes avec les amis du laboratoire. De nouveau, j’écris pour retricoter le temps : la rédaction de ma thèse, le voyage à Plettenberg Bay qui a suivi, un petit déjeuner en marchant pieds nus sur la plage avec Aurélie et la mort d’Alice, l’amie de la troupe de théâtre, la chérie d’Antoine, la mort d’Alice un vendredi soir au Bataclan.

Nous jetons l’ancre entre la crique du Cap Dramont et l’Île d’or. La lourde chaîne se déroule en un bruit saccadé. Le temps d’un grincement métallique, j’entends la voix aiguë de Chloé qui m’appelle. Je semble être la seule à la percevoir. Une mouette passe dans le ciel, son cri recouvre tous les autres sons. Lorsque l’ancre s’accroche au fond de l’eau, le bateau peu à peu s’immobilise sur cette surface mouvante. Comme si soudain la mer se solidifiait pour supporter le poids du voilier.

Pour le dîner, Charles a préparé un délicieux filet mignon. Aurélie me fait remarquer que j’ai mauvaise mine. J’élude mes préoccupations du moment en lui répondant juste que je suis fatiguée. Après le repas, nous discutons en regardant le ciel étoilé sur le pont dans l’air doux de la Méditerranée puis allons nous coucher. Aurélie et moi partageons la cabine à l’arrière du voilier. Mes yeux piquent et mon corps est très lourd. Je m’endors profondément.

La voix de Pierre me réveille. J’espère entendre lui répondre celle de Mathieu, d’Antoine, de Léa ou de Chloé. Entendre Chloé dire que sa salade de la mer est prête et qu’elle y a mis de minuscules coquillages. Mais je sens sur mon corps la chaleur et le poids d’un sac de couchage. De celui bleu roi d’Aurélie, seuls dépassent ses longs cheveux blonds vénitiens. Lorsque je sors de la cabine, Pierre et Charles ont déjà commencé à préparer le petit déjeuner. Comme toujours, Pierre parle ; dès le matin il parle. Charles l’écoute en souriant. Je sors sur le pont pour vérifier si le temps est le même dehors. Tout est immobile, pas de vent. La mer est totalement plate, du même bleu pâle que ce matin d’août encore lointain. Dans la lumière matinale, les rochers, pourtant incandescents au coucher du soleil, sont d’un rose si pâle qu’ils semblent s’estomper sur la mer. D’après la météo marine, le vent ne devrait se lever que vers midi. Nous décidons de passer la matinée au mouillage.

Le petit déjeuner terminé, il fait déjà chaud ; je plonge du bateau. L’eau transparente et salée éclabousse tout autour. Je descends en apnée. Se mouvoir dans les trois dimensions, c’est ça, la différence. La différence entre les oiseaux, les poissons, et nous, pauvres bêtes rampantes habituées à ne se déplacer que dans deux dimensions. Plonger sous l’eau me permet de me mouvoir dans l’espace. Je n’irai peut-être jamais au-delà de l’atmosphère terrestre en apesanteur. Mais sous l’eau, je suis libre, libre de bouger comme je le veux, libre d’aller à droite, à gauche, devant, derrière, en haut, en bas. Des poissons argentés se promènent. Lorsque je remonte à la surface, le voilier n’est plus là.

Les bras en avant pour me stabiliser sur l’eau, je regarde autour de moi. L’eau semble se resserrer sur moi comme si elle devenait solide. Autour, le paysage est toujours le même. Je suis immobile, je grelotte. À mon poignet, un bracelet brésilien tout fin que je n’ai quitté que lors de ma séparation avec Julien. Sous l’eau, je regarde le reste de mon corps. Ce matin, sur le voilier, j’ai enfilé mon maillot de bain bleu marine et vert turquoise. Et je me retrouve dans un maillot à motif « marinière », celui que j’avais il y a quinze ans. Il semble tout neuf. Droit devant moi quelqu’un, assis sur les rochers les pieds dans l’eau, me fait des signes de la main et son sourire dessine son visage. C’est Julien, aux cheveux noirs et au corps svelte d’il y a vingt ans. Julien descend les rochers en exagérant ses gestes pour ne pas tomber. Il se désarticule comme un clown. Puis, il glisse dans l’eau et nage vers moi.

— Tu as froid ?

Ça me fait plaisir d’entendre sa voix, de revoir ses yeux rieurs et son large sourire. J’ai vingt-trois ans. Nous n’avons pas pied. Pour nous stabiliser, nous faisons du sur-place en remuant les jambes. Le soleil y dessine des tatouages mouvants.

C’était un matin d’automne quelques années auparavant, à Paris. Julien avait chargé dans sa voiture rouge ses valises et quelques cartons de déménagement. Il ne faisait pas tout à fait jour. Je suis descendue sur le trottoir pour lui dire au revoir. Je revois son visage me sourire à travers la vitre de la Polo. Je suis remontée dans l’appartement. Julien partait à Cannes, à neuf cents kilomètres de moi ; il avait trouvé un nouveau travail passionnant. Deux ans plus tard, à la fin de mon École d’ingénieur, il reviendrait ou je le rejoindrais définitivement dans le sud. Pendant deux années, le soir je suis rentrée chez moi, mais il n’était pas là, pas son sourire, pas ses baisers, pas ses paroles. Il n’était pas là et même en attendant un peu, je n’entendrais pas le bruit de ses clés dans la serrure. J’allais me couchais, il ne viendrait pas me rejoindre. Le matin, il n’y avait toujours personne à mes côtés. Le week-end, parfois, il revenait à Paris ou j’allais le retrouver au bord de la Méditerranée. Impression de partir toujours en vacances pour compenser le vide des semaines. Le lundi soir à nouveau, je rentrerais et serais seule dans l’appartement. Les deux ans s’étaient écoulés et je venais d’obtenir un contrat de thèse à Paris qui commencerait début octobre. Nous savions à ce moment-là que cette relation à distance n’aboutirait à rien. Mais nous faisions ricocher ces derniers instants sur l’eau chaude et transparente de la Méditerranée.

La peau claire de Julien est recouverte de petites gouttes et ses cheveux noirs ruissellent. Nous faisons du sur-place :

— Quand vas-tu revenir à Paris ?

Ses pieds blancs remuent dans l’eau :

— Je ne sais pas, j’aime bien la région, ici.

Peut-on changer l’avenir ?

— Tu sais, Julien, j’aimerais beaucoup que tu…

Un cri de mouette m’interrompt. Je lève la tête pour la suivre des yeux. J’entends « Liiiise, Liiiise ! » Lorsque je redresse la tête, Julien a disparu.

La petite Chloé est au-dessus de moi sur son rocher, son seau entre les mains qui déborde d’algues et de coquillages. Elle m’appelle d’une voix de plus en plus aiguë, crissante comme le son de la chaîne d’une ancre qui voudrait me hisser jusqu’à son rocher, me ramener au présent.

La mouette repasse dans le ciel. Son cri strident recouvre tous les autres sons.