Anne Bouchara

Chambre d’enfance

Cela doit faire deux ans que je ne suis pas retournée chez mes parents à Toulouse, enfin, dans la région de Toulouse. Depuis qu’ils sont à la retraite, ils partent souvent en voyage. C’est à l’occasion de leurs passages à Paris, lorsqu’ils viennent prendre un avion pour une destination lointaine, que je les vois le plus souvent à présent.

C’est l’anniversaire de mon père ce week-end, on fête ses soixante-dix ans. J’arrive à la maison en taxi, depuis l’aéroport. Le ciel est bleu, les arbres sont maintenant entièrement recouverts de feuilles vert pâle. La porte s’ouvre sur ma mère qui tient à la main une cuillère en bois pleine de chocolat. Nous n’allons pas mourir de faim ce week-end !

— Tu peux poser tes affaires dans ta chambre, j’ai fait ton lit.

Depuis dix ans que je suis partie de la maison, mes parents n’ont pas réaménagé ma chambre. Il y a encore sur les étagères de ma bibliothèque, les livres de la collection Folio Junior et ce petit vase blanc que Julien m’avait offert pour mes huit ans. Au mur est toujours accroché ce poster d’un dessin de Sempé qui date de l’époque où j’étais au collège.

À l’intérieur de la porte du placard est installé un miroir. Je me souviens d’un jour, toute petite – peut-être n’avais-je que deux ans et demi – je me souviens de ce jour où j’étais restée longtemps debout immobile devant ce miroir. Je ne sais pas vraiment si c’est un souvenir ou une anecdote racontée des dizaines de fois par ma mère. Je m’étais longuement regardée dans ma robe grise à rayures bleues. Peut-être est-ce ce jour-là que j’avais compris que ce reflet, c’était moi.

Vers l’âge de six ou sept ans, je me déguisais très souvent. En clown la plupart du temps. Je me grimais et composais mon accoutrement devant le miroir. Avec mon amie Adèle, on préparait des spectacles qu’on donnait en début de soirée dans le salon. On avait accroché au préalable dans toute la maison des affiches annonçant notre grand numéro de clown.

Un peu plus âgée, je passais des heures à tester des coiffures, démêler mes cheveux, faire et défaire des tresses, remonter un chignon. Je m’approchais tout près du miroir pour détecter et éliminer les imperfections de ma peau. Puis c’était l’ensemble de ma silhouette que je vérifiais. Ces chaussures à petits talons vont-elles bien avec cette jupe ? Ce chemisier, plutôt à l’intérieur ou à l’extérieur du pantalon ? Et ce rouge à lèvres, est-il assorti à mon pull ?

Je revois mon visage à deux ans et demi, à huit ans, à quinze puis à dix-huit ans. Moi de plus en plus grande. Mon visage qui s’allonge un peu. Maintenant que j’ai trente ans, j’ai un ou deux cheveux blancs et quelques fines ridules sous les yeux. J’ai fait couper mes cheveux courts. Et si je fermais les yeux et que je me revoyais petite, adolescente ou à l’âge de vingt ans ? Je ferme les yeux, les ouvre à nouveau. Mais non, c’est toujours moi, moi maintenant, moi à trente ans. Ma nouvelle coupe de cheveux. Ma peau lisse un peu bronzée grâce aux premiers week-ends ensoleillés du printemps.

Dans la commode, ma mère a rangé mon nounours rose et le poupon que je m’amusais à considérer comme un vrai bébé quand j’étais petite. À côté, il y a encore mes carnets secrets et quelques bijoux de la période où j’étais au lycée. Ce pendentif en forme de fleur, que je portais tout le temps.

— Alice ! Tu viens prendre un thé ?

— Oui maman, je descends !

Je referme le tiroir de la commode puis la porte du placard. Au moment où mon bras repousse la porte, j’aperçois très rapidement mon reflet dans le miroir. Il y a comme un nuage blanc au-dessus de mon visage. Je rouvre la porte du placard en grand. Mes cheveux sont presque tous blancs, mes joues creusées et j’ai des rides autour des yeux. Je ne connais pas les vêtements que je porte. Non, ce n’est pas vrai, je dois être victime de mon imagination ! Je penche ma tête vers mes mains. Leur peau est fripée et parsemée de taches brunes. Tremblante, je ferme le placard et me retourne. La chambre est complètement vide. Pas d’étagère, pas de commode, pas de lit. Pas de valise. Je m’approche de la porte de la chambre, les bras en avant comme si je voulais éviter de cogner contre un meuble. Mais il n’y a plus de meuble. Je veux crier, appeler ma mère, mais les sons restent enchevêtrés dans mes cordes vocales.

Du bas des escaliers, provient la voix d’un homme jeune que je ne connais pas. Je suis presque à la porte de ma chambre et hésite encore à avancer. Je me retourne. La chambre est toujours vide.

La voix grimpe les escaliers.

— Allez maman, il faut y aller maintenant ! Les nouveaux propriétaires vont bientôt arriver.