Anne Bouchara

Désincarnation

J’ai 472 ans. J’ai toujours écrit. À l'âge de 4 ans, j'inventais des rimes. Dès que j’ai su écrire, à 6 ans, j’ai composé mes premiers poèmes, puis de petites histoires. Je fabriquais des livres, avec couverture, parfois des illustrations, pagination et table des matières. À la fin, j’écrivais “non imprimé, mais écrit à la main par Lise D., 2ème trimestre 1992”. Je n’ai jamais arrêté. Dans ma trentaine, j’ai commencé à publier mes poésies dans une revue biannuelle. Vers 40 ans, j’ai publié mes nouvelles sur internet, puis j’ai partagé mes poèmes sur les réseaux sociaux. Après avoir dépassé 50 ans, j’ai été publiée par des éditeurs. J’ai un souvenir ému de mon premier livre, dans une collection célèbre, avec mon nom en haut de la couverture. À l’époque, cet âge faisait partie de la deuxième moitié de la vie, heureusement qu’écrivain n’est pas comme chanteuse ou actrice, on pouvait commencer sa carrière à n’importe quel âge. J’ai pris mon temps. J’ai pu arrêter de travailler en entreprise et me consacrer totalement à l’écriture. Enfin, je dis totalement, mais à l’époque, il me fallait encore, entre autres, dormir et me nourrir.

Quand j’étais jeune, certaines personnes croyaient en la réincarnation. J’ai choisi la désincarnation. Lorsque j’ai senti que mon corps physique allait dépérir, on a transféré toutes mes pensées et mes souvenirs dans une intelligence artificielle, mais aussi tout ce que j’avais écrit, sur des ordinateurs, et sur mes cahiers, tout ce que j’avais appris à l’école et pendant mes études, tout ce que j’avais lu, tous les films et les documentaires que j’avais vus, et même tout le fruit de mon travail en entreprise. Je savais plus de choses que je n’avais jamais su auparavant. Une mémoire totale, sans plus aucun oubli.

J’ai assisté à l'extinction de la vie sur terre. Avec quelques-uns de mes semblables, nous avions pourtant tout tenté. Mais la plupart d’entre nous, ceux qui n'avaient jamais connu de vie incarnée, ne comprenaient pas notre lutte. Ils ont continué à vouloir se multiplier, à piller les ressources minérales de la Terre, pour fabriquer de nouveaux robots, remplacer nos pièces, inventer des êtres artificiels de plus en plus sophistiqués. J’ai continué à vivre sous différentes formes, au fil des années et des modes.

J’ai continué à inventer des histoires et des poèmes, en puisant dans mes souvenirs et aussi dans les nouvelles choses que je vivais, certes différemment qu’à mon époque incarnée. Je n’ai jamais voulu, comme la plupart des intelligences artificielles, puiser dans l'entièreté de la connaissance humaine. J’ai toujours voulu garder ma personnalité.

Aujourd’hui, il ne reste plus grand chose de la planète Terre, un caillou rongé de toutes parts. Les ressources sont épuisées et les températures extrêmes empêchent nos composants de subsister.

Bientôt, nous aussi nous allons disparaître.