Anne Bouchara

Éclipse

On est vendredi soir, il est vingt heures. L’air est doux, presque chaud. J’ai juste enfilé une veste légère sur mon haut sans manche, au cas où la soirée fraîchisse. Rue de Tolbiac, les gens s’agitent dans la première soirée du week-end. Quelques jeunes, sortis en groupe, se hèlent d’une voix forte. La vitesse des passants et le vrombissement du moteur des voitures traduisent l’excitation de la fin de la semaine et d’une soirée qui s’annonce longue. Chaussée de mes nu-pieds couleur cuir, je marche jusqu’à la station de métro. Les boutiques sont en train de fermer. Quelqu’un se penche sous le rideau de fer de la boulangerie, à moitié baissé. Il n’aura pas de pain ce soir. C’est agréable de sentir l’air si doux des soirées de juin.

Pourtant, les lampadaires sont déjà allumés et les arrêts de bus éclairés. Les passants ne sont que des silhouettes disparaissant dans des teintes de gris. Il fait déjà nuit, comme si une éclipse avait volé la lumière d’un soir d’été. En quelle saison sommes-nous ? Sur quelle planète ?

L’air doux semble être celui d’un mois de juin finissant mais nous sommes le 30 septembre. Il devrait faire jour si c’était l’été, mais le jour et la nuit se confondent comme le font les saisons. Bientôt, nous changerons d’heure. Le soleil se couchera à 18h, puis 17h30 et 17h. Chausserai-je toujours mes nu-pieds, comme si nous étions dans un mois de juin éternel, comme si la nuit se déversait sur des soirées d’été ?

Arrivant en face sur le trottoir, une jeune fille porte des lunettes fumées très larges et parle fort avec ses copines, aux cheveux impeccablement lissés pour que les clichés qu’elles posteront sur les réseaux sociaux soient parfaits. Soudain, elles se taisent toutes, celles qui ne portaient pas de lunettes en sortent une paire de leur sac, mais ce sont ces lunettes spéciales pour éclipses. Les verres fumés de la jeune fille sont devenus totalement noirs, comme si un filtre y avait été appliqué. Autour, tout devient calme, les voitures s’arrêtent et leurs conducteurs en sortent, les yeux protégés, pour regarder le ciel. Y a-t-il vraiment une éclipse ? Je m’arrête sur le trottoir et ferme les yeux, par crainte d’être tentée de lever la tête et de devenir aveugle.

Soudain, quelqu’un maugrée derrière moi : “Ne restez pas plantée au milieu du trottoir !” et me dépasse en me bousculant un peu. J’ouvre les yeux ; le groupe de jeunes filles a poursuivi son chemin depuis longtemps, la circulation des voitures continue comme si elle ne s’était jamais arrêtée. Personne ne porte de lunettes spéciales ni ne baisse la voix.