Anne Bouchara

L’Œil au Vert

De la table du restaurant français à laquelle je suis assis, j’ai vue sur Madison Avenue. En face, la boutique porte l’enseigne The Corner Bookstore parce que c’est le magasin de livres du coin de la rue. Dans mon quartier, la librairie du coin de la rue s’appelle L’Œil au vert. La lumière orangée, l’ardoise dans la vitrine sur laquelle est notée chaque jour une nouvelle citation, la porte de bois peinte en vert, invitent à y entrer. Le soir, en rentrant chez moi depuis la station Cité Universitaire, au lieu de passer à la boulangerie ou à la fromagerie, je m’arrête parfois ici. Le libraire lui-même ne connaît pas l’origine du nom de sa boutique. Vient-il de la couleur verte de la devanture ? De la verdure toute proche du Parc Montsouris ? Peut-être L’Œil au vert signifie-t-il que l’œil “se met au vert”, au repos, qu’il lit tranquillement au lieu de s’abîmer dans l’agitation du monde. Sur l’une des avenues les plus connues de New-York, s’affiche fièrement sur la devanture d’une librairie : The Corner Bookstore. Un nom d’une simplicité qu’on ne peut trouver qu’ici. C’est pour cela que j’aime l’Amérique. Je ne me perds pas dans la poésie de L’Œil au vert mais je me promène dans un livre d’enfants, dans des dessins animés, dans le rêve simple. Ce doit être cela, l’American Dream.

Il était encore tôt ce soir lorsque je suis arrivé dans le quartier. Avant d’aller dîner, je suis entré au Corner Bookstore. Les librairies sont mes promenades et mes cafés. En avance à un rendez-vous, au lieu de m’attabler à une terrasse ou de marcher au hasard, je vais patienter dans une librairie. Hors de chez moi, c’est là que je trouve asile. Je suis entré au Corner Bookstore à 18h35 et j’en suis ressorti à 19h11. Je l’ai noté dans mon carnet de vie. J’ai un autre carnet, à couverture bleue, un carnet de rêves. J’ai commencé à les tenir depuis la mort d’Alice pour accrocher mes mots à la réalité, pour faire le tri entre les chimères et la vie.

The Corner Bookstore est une vaste librairie. Au plafond, des luminaires de style Art Nouveau ; on se croirait il y a un siècle. Beaucoup de New-Yorkais, de voyageurs étrangers ou Américains qui passent par Madison Avenue la fréquentent. À l’écart des stations de métro et des rues passantes de Paris, les clients de L’Œil au vert sont les habitants de ce quartier calme des abords du Parc Montsouris. En attendant mon plat au Bistro du Nord, je feuillette mon carnet de vie à la recherche de la première fois où je suis entré à L’Œil au vert. C’était peu de temps après mon embauche aux laboratoires Darieux. Mon trajet à pieds jusqu’à la station de RER m’obligeait à passer devant. Auparavant, je n’allais jamais de ce côté de la rue. Lorsqu’on habite près des lisières de la ville, on a tendance à se diriger vers son centre et non vers sa périphérie, de peur de se perdre dans ses limbes.

Un soir, la semaine de mon embauche, je suis entré à L’Œil au vert. Il faisait froid. Alice était morte depuis seulement deux mois et demi, la réalité s’était échappée et je m’étais enfoui dans la rédaction de ma thèse. J’étais à peine remonté à la surface de la vie et je commençais mon premier emploi. J’avais du mal à reprendre mon souffle. La douce lumière orangée de la librairie qui diffusait ce soir-là dans la rue, comme si elle sortait d’une maison, m’a incité à y entrer. J’ai baissé la poignée et une petite cloche installée en haut de la porte a tinté. La boutique m’est apparue comme un abri tapissé de livres, calfeutrage de papiers et de mots. Il y avait deux clients à l’intérieur. L’un était à la caisse, en train de payer à une jeune femme dont on voyait à peine le visage au milieu de son épaisse chevelure brune. L’autre client cherchait un livre au rayon Policier. Le gérant de la librairie, un homme assez âgé, impressionnant par sa haute silhouette un peu voûtée et son air d’être ailleurs, disposait des livres au rayon Étranger.

J’ai commencé à travailler aux Laboratoires Darieux le lundi 1er février 2016, l’une de ces dates dont on se souviendra toute sa vie. Date de mon entrée dans la “vie active” comme on dit, comme si ma vie d’avant ou ma vie d’à côté ne l’était pas. Lieu de travail agréable, aménagé avec du mobilier de designers contemporains, des canapés colorés, des coins-détente. L’espace extérieur agencé comme un parc parfaitement entretenu. Mais tout autour, des grilles, partout des grilles et des portillons automatiques. Interdiction de sortir, comme d’une prison. Plus tard, j’entendrai une collègue parler de “la vie à l’extérieur” comme si nous étions réellement détenus. Le 1er février 2016 apparait d’une drôle de couleur dans ma mémoire : une date mordorée, à la fois sombre et lumineuse.

La première fois que je suis entré à L’Œil au vert devait être le mercredi ou le jeudi de cette semaine-là. Le 1er février, j’ai noté : “Première journée de travail de ma vie”. Quelques jours après : “Voilà trois jours que je travaille. Pour le dîner, je me suis préparé des ravioles frais”. J’avais eu le sentiment très net, à ce moment-là, qu’une seconde plus tard, j’aurais pu écrire : “Voilà vingt ans que je travaille”, sans avoir vu le temps se dérober. Un peu plus loin, j’ai écrit : “Déjà une semaine de travail. Que devenir ? Prendre le train tous les jours de sa vie ?”

Je tourne encore les pages du carnet. Nulle part, je n’ai fait mention de cette première visite à L’Œil au vert. Je me souviens pourtant parfaitement de cette période où je découvrais ce coin du quartier. Je me rappelle la beauté de la jeune femme qui tenait la caisse. Depuis la mort d’Alice, c’est le premier visage de femme auquel j’avais été sensible. J’avais acheté un petit livre de Fernando Pessoa, Bureau de tabac et autres poèmes, dont la mélancolie s’assortissait bien à mon désarroi et ma tristesse d’alors. Quand la jeune femme a redressé la tête et dégagé ses cheveux de son visage, j’ai découvert des yeux bleus immenses comme les piscines d’un tableau de David Hockney. Mes joues sont devenues très chaudes. Dehors il faisait frais.

Le serveur du Bistro du Nord dépose devant moi une assiette dans laquelle est présenté avec soin et sans originalité un magret de canard au miel accompagné d’une purée de pommes de terre surmontée d’un brin de persil. Il me souhaite un bon appétit sans accent. Où est L’Œil au vert ? Je note dans mon carnet : « Dîner au Bistro du Nord sur Madison Avenue. J’ai pris un magret. Serveur français. Je ne retrouve pas L’Œil au vert.» En entamant ma purée, je continue à tourner les pages du carnet. Toujours rien sur la librairie. J’y consigne pourtant chacune de mes actions pour ne pas confondre les rêves et les faits réels, pour qu’ils ne s’engluent pas les uns avec les autres, qu’ils ne s’amalgament pas. Je referme mon cahier et termine mon repas par une crème brûlée.

Après dîner, je rentre rapidement au studio que j’ai loué pour prolonger ce séjour professionnel aux États-Unis. Je suis fatigué, je ne sens plus mes pieds ; toute la journée j’ai marché dans Manhattan. À un carrefour, un vendeur ambulant proposait ses hot-dogs derrière un charriot inchangé depuis le début du XXe siècle, surmonté d’un parasol bariolé. Lorsqu’il s’est aperçu que je le regardais, il m’a adressé un sourire ; c’est ce que j’aime en Amérique. Je suis repassé plusieurs fois dans Central Park pour prendre un peu de verdure, m’assoir sur un banc, reposer mes yeux sur l’étendue d’eau de son lac.

Le studio que j’ai loué se situe en plein Manhattan : au sol un parquet ancien en bois foncé, un recoin avec un grand lit et un salon avec cuisine américaine, puisqu’on est en Amérique. Sur la table de nuit est posé mon carnet bleu sur lequel je note mes rêves chaque matin. Je ne peux m’empêcher d’y rechercher la semaine du 1er février. À la page du 3, je trouve ce rêve : « J’entre dans une librairie à la devanture verte. À l’intérieur un libraire qui me fait un peu peur. À la caisse, un client en train de payer à une jeune femme très belle. Ses cheveux camouflent son visage qui, lorsqu’elle relève la tête, apparait merveilleux. Sa peau est blanche et lumineuse et ses yeux sont si noirs qu’ils semblent contenir la nuit toute entière.” Où sont les piscines de David Hockney ? Je passe ma main sur mon visage, sur mes paupières fermées. Je fronce les sourcils, concentre mes pensées pour en extraire ce souvenir… ce rêve ? Je continue à faire défiler avec mon pouce les pages de mon carnet de rêves sans les regarder. Peut-être avais-je écrit sur le mauvais carnet. Mais comment ai-je pu changer la couleur de ces yeux bleus dont le souvenir miroite encore dans mon esprit ? J’ai mal au crâne au-dessus des yeux, mes paupières veulent se fermer, tout mon corps est lourd de fatigue et de questions. Au réveil, je note dans mon carnet bleu : « J’ai rêvé que l’étang de Central Park était une immense piscine, bleue comme celles des tableaux de David Hockney ».

À l’aéroport de Newark, je fais enregistrer mes bagages et entre dans la salle d’embarquement. Bientôt on appelle les passagers. Je tends mon billet à l’hôtesse qui me souhaite un bon voyage avec un sourire. Puis il y a cet instant qui ne dure que quelques secondes. L’instant où l’on passe derrière les vitres ensoleillées qui mènent à la passerelle. Ensuite on est déjà dans l’avion, déjà parti, déjà ailleurs. C’est l’instant juste avant que j’aime garder en mémoire, l’instant où l’on n’est ni ici ni là-bas. L’instant de plénitude où l’on n’est nulle part. Ce n’est pas seulement le temps qui est suspendu, c’est l’espace lui-même qui reste indéfini à cet endroit précis entre ici et là-bas.

Dans le New-York-Paris, je lis sans interruption un roman de Boris Vian, L’Herbe rouge. Mathieu me l’a prêté lorsque je suis allé dîner chez lui il y a deux semaines. Il l’avait emprunté à son frère longtemps auparavant, a fini par le lire et le voici entre mes mains. Certains livres font le tour de Paris ; ils font longtemps halte dans une bibliothèque qui n’est pas la leur, s’habituent parfois à une étagère ou une table de nuit et il arrive qu’ils ne soient jamais rendus à leur propriétaire. Des livres nomades qui se sédentarisent. Il n’y a qu’en avion que je peux lire un livre en une seule fois ; j’ai alors l’impression de voyager avec son auteur. En ce moment, c’est ma période Boris Vian.

Il me semble que mes “périodes littéraires” se succèdent au même rythme que les libraires préposées à la caisse de L’Œil au vert. La brune aux immenses yeux bleus ou noirs -comment le savoir ? – c’était Fernando Pessoa. La petite blonde bavarde aux cheveux coupés au carré, Erri de Luca. La fille un peu neurasthénique, mais qui avait un sourire merveilleux – quand elle souriait – c’était Gabriel Garcia Marquez. Mais c’était celle aux épais cheveux noirs que je trouvais très belle. Nous avions peu à peu fait connaissance. Elle aimait comme moi Pessoa. Nous parlions de sa poésie. Le jour où j’ai acheté Le Livre de l’intranquillité, elle m’avait dit en souriant :

– Je suis sûre que ça va devenir votre livre de chevet ! Pessoa décrit de façon aussi nette les rêves et la réalité. C’est comme s’il regardait à travers une lunette très puissante.

– Et que voit-il ?

– Et bien, il se rend compte qu’il n’y a rien à voir, m’avait-elle répondu.

Même si elle en était très différente, je trouvais à cette jeune femme des ressemblances avec Alice par sa façon très rapide de parler et ses phrases qui s’arrêtaient nettes sans jamais une hésitation. Une nuit, j’avais rêvé qu’Alice était dans l’appartement, qu’elle était de retour. Je l’avais aperçue de dos, dans le salon, dans le petit fauteuil à bascule en fibres de bananier. Elle feuilletait sa tablette. Je l’appelai et lorsqu’elle se retourna, ses cheveux blonds devinrent noirs, son visage, très pâle et ses grands yeux noisette prirent une couleur indéfinissable.

La libraire brune était restée presque un an à L’Œil au vert. Je passais parfois à la librairie juste pour le plaisir de la voir, de parler avec elle, de me laisser séduire, de partager cette connivence poétique. Je repartais chez moi souriant, sautillant presque sur le trottoir comme le font les enfants mais lorsque j’approchais de mon immeuble, mon pas se faisait plus régulier et je ralentissais un peu. J’essayais d’effacer le sourire de mon visage comme si j’allais retrouver Alice qui avait la même voix. Mais il n’y avait plus d’Alice à la maison, et même dans le fauteuil du salon, il n’y avait pas d’Alice qui prendrait les traits de la jeune libraire de L’Œil au vert. J’avais l’impression d’être un funambule prêt à basculer de nouveau dans l’irréalité. Il me semblait que mes cahiers m’aidaient à faire le tri, mais la lecture de Pessoa me replongeait dans des rêves et de nouveau tout s’amalgamait. Parfois je doutais de l’existence même de la jeune libraire brune. Et voilà que je ne la retrouve plus que dans mon carnet de rêves.

Dans l’avion, mes idées se font plus nettes, plus vives, il me semble que je trouve des réponses. Ces idées semblent être livrées par les anges, là-haut dans les cieux. Mais revenu à terre, je ne m’en souviens plus. Elles sont restées dans les airs. Elles sont restées dans ce temps hors du temps, suspendues dans le décalage horaire. Les idées dans un avion sont comme les rêves, elles disparaissent de la mémoire sitôt formées. Peut-être les rêves se créent¬-ils là-haut dans les cieux avant de nous rendre visite lorsque nous dormons et les idées qui nous viennent dans le ciel sont en réalité des rêves égarés. Je rentre de l’aéroport en RER jusqu’à la station Cité Universitaire puis termine le trajet à pieds. Je passe devant la librairie ; mon carnet de rêves est dans la vitrine ! Le rythme des battements de mon cœur s’accélère, j’ai très chaud, j’ai l’impression que tout le monde dans la rue me regarde et voit en moi. Je m’approche pour vérifier ce qu’il y a écrit en couverture : mon nom ? A côté du carnet, sont présentés des feuilles de papier coloré et de grands cahiers à couverture glacée. Rien n’est inscrit en couverture du carnet ; c’est juste un carnet bleu identique au mien, exposé dans la partie papeterie de la vitrine. Je fouille dans ma sacoche ; mon carnet de rêves est bien là. Cet après-midi je passerai à L’Œil au vert acheter des livres de Boris Vian.

En entrant dans la boutique, je reconnais l’épaisse chevelure brune de la libraire de l’époque de Pessoa. Un instant infime, je reste interdit. Le libraire n’est pas là. Je flâne un peu à la recherche des livres de Vian et choisis L’Automne à Pékin. Lorsque je passe à la caisse, la jeune femme relève ses cheveux bruns. Ses yeux sont d’un vert vif incroyable, du même vert que la peinture de la devanture de la librairie, du même vert que les pelouses du Parc Montsouris. J’ai un mouvement de recul, paie très vite et ressors à l’air libre. Les voitures passent rapidement dans la rue. Un taxi jaune. En face, le Bistro du Nord. Je suis sur Madison Avenue. J’ai soudain très chaud. Mes muscles me lâchent, mes jambes flageolent. Un poids très lourd envahit mon ventre. J’ai du mal à respirer.

Je me réveille dans ma chambre, à Paris. Il est 15h34. Sur ma table de nuit est posé mon carnet de rêves. Je m’assieds dans mon lit et observe ma chambre. Sur mon bureau est posé mon carnet à couverture orange. Je me lève, prends mes deux carnets, les serre l’un contre l’autre, entre mes deux mains. Dehors il fait très beau, les arbres se balancent dans la brise légère de ce début d’automne. Je marche dans l’appartement, mes carnets entre les mains. Je m’assieds à la table du salon et les secoue comme des tamis, comme si j’espérais séparer les rêves de la réalité. Puis je les pose à plat devant moi. En prenant mon temps, j’arrache la couverture bleue de l’un et la couverture orange de l’autre. Je détache les feuillets de chacun des deux carnets et déchire chaque feuille en tous petits morceaux que je jette dans ma corbeille à papiers. Et comme une révélation photographique, une image se forme dans mon esprit : celle des yeux de la jeune libraire brune, celle de ses immenses yeux de la couleur des piscines de David Hockney.

Mon corps devient très léger, le soleil entre par la fenêtre. Avant de sortir pour aller à L’Œil au vert, mon regard s’arrête sur la corbeille au fond de laquelle se mêlent des bouts de papier manuscrits et ici et là des morceaux de feuilles orange ou bleues.