La Clé Cassée
Ce soir, Aurélie a organisé une belle fête. Je suis arrivée chez elle en fin d’après-midi pour l’aider aux préparatifs. Concept des belles fêtes : chaque invité peut lui-même inviter qui il veut, une ou plusieurs autres personnes. On ne sait jamais à l’avance combien nous serons ni qui l’on va rencontrer. Cela fait trois ans et demi qu’Aurélie et moi passons la plupart de notre temps ensemble. Nous avions intégré l’École en même temps mais n’avons pas fait connaissance tout de suite. Dès les premiers jours, je l’avais remarquée, bien sûr. On ne pouvait pas rater sa chevelure blond vénitien qui éclairait la salle de cours. Elle se tenait toujours très droite sur les bancs de l’amphithéâtre et ses cheveux retombaient en boucles sur ses épaules. Elle participait à toutes les soirées de l’École, virevoltait un verre à la main, dansait au milieu de la piste et parlait avec tout le monde. Dès le début de l’année scolaire, elle s’était rapprochée de Mathieu, le plus beau garçon de la promotion. Parfois, au milieu d’une danse, ils s’embrassaient mais leur relation n’est jamais vraiment allée plus loin. Pour Aurélie, c’était un jeu. Mathieu, lui, semblait vraiment amoureux.
Il vient de commencer sa thèse dans un autre laboratoire de Jussieu. Antoine, qui était aussi de notre promo d’Ecole, travaille dans le même laboratoire que lui. Ils nous avaient quittés à la fin de la deuxième année d’École pour un an de stage, l’un en Australie et l’autre aux États-Unis. Aurélie et moi venons d’entamer notre deuxième année de thèse. Nous faisons semblant d’entrer dans le monde du travail, mais nous restons étudiants, comme pour figer le temps.
Ce soir, Aurélie a aussi invité Pierre, un de ses amis de classes préparatoires. Il avait intégré une autre École parisienne et vient de commencer son doctorat dans le même laboratoire qu’Antoine et Mathieu. Le monde de la chimie est minuscule. J’aime bien Pierre : il est très bavard et s’intéresse aussi bien au grec ancien qu’aux derniers ragots des émissions de télé-réalité.
Aurélie et moi avons quitté nos studios de la résidence étudiante depuis déjà un an. Elle s’est installée Place d’Italie. J’ai aménagé près du Parc Montsouris. Même si j’aimerais croire que le temps s’est arrêté, je sais qu’une nouvelle saison de nos vies a commencé. L’année dernière, après presque cinq ans de relation, nous nous sommes séparés Julien et moi. Il était parti vivre à Cannes et n’est pas revenu. Nos derniers souvenirs sont restés accrochés aux falaises de la Méditerranée, le dernier été que nous avons passé ensemble.
Lorsque nous étions à l’École, Aurélie et moi habitions en proche banlieue la même résidence étudiante, récente et fonctionnelle qui sentait le plastique du lino gris et des meubles mélaminés encore neufs. Dans les couloirs à la peinture bleu orage, on se serait cru dans un hôpital à cause de ces gros chiffres sur les portes des logements. J’habitais le studio 126. Au sous-sol était installée une buanderie avec quelques lave-linges et un sèche-linge. J’y étais descendue en milieu d’après-midi, un jour férié, un premier mai. Aurélie était penchée sur l’une des machines et en sortait son linge. Sa chevelure dorée, longue à cette période-là, recouvrait son profil. En entrant dans la buanderie, je l’ai saluée. D’un mouvement de tête, elle a dégagé ses cheveux et m’a souri : « Tiens, salut ! » Nous avons un peu discuté, échangé quelques banalités à vrai dire. Je suis remontée chez moi et en ouvrant ma porte, ma clé s’est cassée dans la serrure. Je suis sur le palier, juste avec mon panier à linge vide à la main. Je descends sonner chez Aurélie. Avec une aiguille et une pince à épiler, nous réussissons à extraire la clé de la serrure et à ouvrir la porte. Je l’invite à prendre un thé et nous passons le reste de l’après-midi à tomber en amitié. Nous nous racontons nos vies, nos questionnements, nos projets, nos rêves. Il y a certaines personnes pour lesquelles on ne sait pas bien quand on devient amis et d’autres pour lesquelles on se rappelle du jour où cela a commencé, comme les amoureux se souviennent de la date du début de leur histoire. C’est dans l’après-midi de ce premier mai un peu gris, que nous sommes devenues amies, Aurélie et moi.
Il s’était passé le même genre de chose avec Mathieu, un peu plus tôt au cours de notre première année d’Ecole, vers la fin de l’hiver. C’était un jeudi, nous n’avions cours que le matin. Après les cours, la plupart d’entre nous se retrouvaient à l’Amicale. C’était une salle assez spacieuse, avec des canapés, des tables bistrot, un baby-foot, des machines à café ou à friandises et une bibliothèque pleine de bandes dessinées. C’est là qu’on organisait les soirées ; au fond était installé un bar où l’on servait les boissons les soirs de fête. Après les cours, on venait y trainer un peu, on discutait, on prenait un café, on rejoignait ceux qui avaient séché les cours pour jouer au baby-foot ou à la coinche. Ce jeudi-là, après le cours de chimie du solide, je m’y étais retrouvée, je ne sais plus comment, à discuter avec Mathieu. Nous avions pris un café et avions parlé pendant longtemps. Nous nous étions raconté nos vies. Mathieu venait de Bordeaux, une ville où je ne suis jamais allée. Il m’avait parlé de ses années de lycée et de classes préparatoires à Bordeaux, en internat. Ses parents habitaient la campagne et il avait donc été très tôt indépendant. Peu à peu l’Amicale s’était vidée, certains partaient déjeuner au restaurant universitaire ou acheter un sandwich dans une boulangerie du coin, d’autres rentraient chez eux. Nous étions restés seuls, Mathieu et moi dans l’Amicale. Nous n’avions pas très faim. Nous avions juste pris un deuxième café et continué à discuter dans l’après-midi qui s’étirait. Mathieu avait des yeux bleus très vifs derrière d’immenses cils blonds. Les contours de son visage se découpaient très nets sur le décor de la salle vide. Dans la lumière blanche de la fin de l’hiver, il ressemblait à un bibelot précieux.
Que se passera-t-il lorsque nous aurons tous terminé nos études ? Aurélie a des idées très précises sur les étapes de sa vie qu’elle gère comme un projet. À vingt-six ans, il faut qu’elle ait rencontré l’homme de sa vie. Elle veut vivre à l’étranger et créer son entreprise. Moi, je n’ai aucune idée de mon avenir. Je ne sais pas à quoi va ressembler ma vie ; à moi, j’espère. Peut-être sera-t-elle comme toutes les vies, une succession de hasards, de décisions prises parce qu’il n’y a pas d’autre choix, de rencontres imprévisibles. J’ai le sentiment que le temps va s’enfuir à toute allure. Que des choses m’échapperont. Que le temps passera avant que je n’aie le temps de réagir. Mais j’ai aussi la certitude que je ne raterai aucune occasion importante de ma vie. L’été dernier, je suis allée au mariage de Simon et Sonia, des copains de L’École. Le premier mariage de personnes de mon âge. Diplômés, mariés, installés. Cela est un peu effrayant mais en même temps très romantique. Pendant la soirée, je souriais tout le temps et j’ai demandé à Simon : “Alors, tu es heureux ?”. Il m’a répondu sur un ton très sérieux : “C’est l’ordre des choses”. Mon sourire s’est effacé. L’ordre des choses, une vie tracée, nette et lissée, dans une perspective parfaite, un long couloir tout carrelé, avec des joints bien colmatés, à en avoir le vertige, à en avoir le haut le cœur. Et tout au bout du couloir, vomir sa vie d’un trait.
Il y a du monde à la soirée d’Aurélie. Nous proposons toujours un thème, l’idée est que les invités viennent déguisés ou au moins avec un accessoire se rapportant au thème. Une fois c’est « Années folles », une autre fois « Il va y avoir du sport ». Ce soir, le thème est « Si tu vas à Rio ». Au programme, caïpirinha et tongs. J’ai mis mes Havaianas bleu turquoise. Il fait d’ailleurs encore très bon en ce mois d’octobre comme si l’été ne voulait pas se terminer.
Je discute avec Antoine, nous parlons de son année passée aux États-Unis, de son sujet de thèse et de son adaptation à son labo. Alice nous rejoins en nous apportant un verre à chacun. Antoine passe le bras autour de ses épaules.
De l’autre côté de la pièce, Mathieu est assis sur le canapé. Le salon est dans la pénombre. Quelques petits spots de-ci de-là, c’est tout. La lumière vient de derrière Mathieu. Alors que je porte un regard sur son ombre chinoise, Aurélie se penche vers lui, lui prend la nuque et l’embrasse sur la bouche. Elle commence à être éméchée et retrouve ses réflexes de l’époque de l’École. Aussitôt après, elle se dirige vers une table et plonge une louche dans le saladier de caïpirinha pour s’en servir un verre. Mathieu reste sur le canapé, regarde devant lui. Aurélie se met à discuter avec Pierre qui s’est approché lui aussi du grand saladier de boisson brésilienne. On les entend rire. J’aimerais aller voir Mathieu mais je n’ose pas. Aurélie et Pierre nous rejoignent, Antoine et moi, pour trinquer. À côté de Mathieu, s’est assis un garçon que je ne connais pas. Ils se mettent à parler, très longuement. Pour échapper à quelles questions Mathieu s’enfuit-il dans cette conversation ?
J’aurais aimé moi aussi passer toute la soirée à discuter avec Mathieu. Aurélie salut, danse, passe d’un groupe à l’autre. Elle est toujours en train d’aller ailleurs. De temps en temps, Mathieu tourne les yeux vers elle. Je danse un peu avec Pierre, discute avec Antoine. Petit à petit a lieu au milieu de la soirée cette inévitable migration vers la cuisine, où se crée une soirée parallèle. On finit par s’y retrouver assez nombreux bien qu’elle soit toute petite. Je crois qu’à un moment, nous sommes dix dans cette minuscule cuisine.
J’aime bien regarder les gens et les imaginer quand ils seront vieux. Parfois une personne prend une expression qui montre exactement à quoi elle ressemblera quand elle aura soixante ou soixante-dix ans. Une moue, un rictus, le coin d’une bouche qui se plisse. Un sourire qui trace des pattes d’oie autour des yeux. Je pourrai vérifier cela quand nous aurons soixante ans. Enfin, je l’espère. Il nous reste encore deux ans d’étude. Peut-être que cela ne s’arrêtera jamais?
C’est un peu l’impression qu’on avait lorsqu’on était à l’école primaire. On n’en imaginait jamais la fin. L’entrée en sixième paraissait appartenir à un temps inaccessible. Même si des frères ou sœurs aînés étaient déjà au collège, c’était le monde des grands. Nous, nous étions les petits. Peut-être que l’entrée en sixième arriverait dans si longtemps qu’elle n’aurait jamais lieu. Elle apparaissait comme une porte, au loin, très loin, ouverte sur un monde gris clair, très vaste, trop vaste. Certains évènements semblent demeurer si longtemps dans le futur que même quand ils sont passés depuis de nombreuses années, on pense qu’ils sont toujours à venir. L’an 2000, par exemple. Comme toutes les personnes nées au vingtième siècle, j’avais calculé dès que j’avais su compter l’âge que j’aurais en l’an 2000 : douze ans. En l’an 2000, j’aurai douze ans. En l’an 2000, j’avais douze ans. L’an 2000 est passé depuis bien longtemps mais il a pourtant toujours cette étrange apparence du futur. 2000 ne ressemble pas à une date.
Deux ans d’étude encore, encore deux ans à retenir le temps. Quand on vieillit, deux ans ne sont plus une éternité, mais on a le temps de les vivre. On peut s’imaginer qu’ils dureront toujours. Nous flottons dans cette période. Comme deux années d’enfance. Quand on a huit ans, deux ans sur huit ans de vie, c’est un quart d’existence. Deux ans à ne vivre qu’au présent, c’est une éternité.
Profiter de ces deux ans et faire attention que ma vie n’entre jamais dans l’ordre des choses.