Anne Bouchara

La Figure Blonde

Encore une figure blonde qui pâlit, se détache et tombe glacée à l’horizon de ces bois baignés de vapeurs grises. On ne sait pas si cette heure, où le soleil entouré de brume, affleure la colline en cet interminable hiver, est celle de l’aube ou du crépuscule. Vue du train qui me mène vers Grandpré, la colline couverte d’arbres ressemble à la mer.

La guerre est terminée depuis bientôt cinq ans mais les paysages, comme les hommes, n'ont toujours pas cicatrisé. Depuis Paris, j’ai pris une correspondance à Rethel et j’arriverai bientôt à la petite gare de Granpré. Ce bon Claude viendra m’y quérir en voiture à chevaux. Mon frère Gustave ne s’est pas encore doté d’une automobile moderne comme on en voit tant désormais à Paris. De là, nous regagnerons le Bois de L’Or. Que j’aime retrouver le château où j’ai grandi ! En traversant ces paysages, j’ai la nette impression qu’ils ne retrouveront jamais leur quiétude d’avant-guerre. Les terrains sont éventrés, les champs abandonnés, les villages désertés. Le train y marque de nouveau un arrêt, mais autour de la voie ferrée récemment reconstruite, ce ne sont que des ruines.

Pourtant quand j’arrive au Bois de L’Or, rien n’a changé : le château, les bois autour, la butte qui mène vers la ferme et les champs. C’est comme si la guerre, cette maladie qui a rongé la terre, les bâtisses et les hommes, ne s’était pas propagée jusqu’ici. En été, sous le ciel bleu, le champ de blé blond forme une nappe lumineuse qui se détache sur la masse plus sombre du bois. J’avais promis à Augustin de l’y inviter à la fin de la guerre. Je pense à son allure sportive, sa tête blonde ébouriffée lorsqu’il ôtait son casque. Il connaissait par cœur certains textes de Gérard de Nerval qu’il nous récitait durant les longues heures d’attente, accroupis, dans les tranchées. Lui-même rêvait d'être écrivain. De mon côté, je me destinais à la chimie, que j’irais étudier à la Sorbonne, une fois la guerre terminée. Au château, avant la guerre, je passais des heures dans la tourelle de l’alchimiste, petit laboratoire installé par mon père pour préparer des engrais pour les terres et des remèdes pour les animaux. Je m’y essayais à des mélanges, qui formaient parfois une vapeur grise ou colorée. Aujourd’hui encore, certaines phrases de Nerval me reviennent en mémoire et je crois entendre la voix d’Augustin.

C’était presque la fin de la guerre. Ce jour-là, Augustin était en première ligne. Je restais dans la tranchée. Lorsque l’adjudant a donné l’assaut, Augustin s’est élancé. Je l’ai vu traverser la plaine, vers un bois. Des camarades tombaient à ses côtés. Lui, continuait d’avancer vers l’ennemi, en pointant son fusil. Je scrutais la scène, la fumée des armes faisait comme une brume permanente. De nouveau, je parvins à distinguer sa silhouette, là-bas, près des bois. Il avait perdu son casque et je vis sa figure blonde qui pâlit, se détacha et tomba glacée à l’horizon de ces bois baignés de vapeurs grises.