Anne Bouchara

La Légende du Monde d'après

Ce que relate cette légende se passe à la même période que celle du Virus Couronné. C’était il y a très longtemps. On dit que ce fut une période de grand chamboulement pour l’Humanité. C’était cette période où les gens devaient s’enfermer chez eux, puis par période avaient de nouveau le droit de sortir, mais pas à n’importe quelle heure. C’était à cause de ce fameux Virus Couronné qui était apparu sur Terre. Puis étaient venus le Virus à Double couronne, le Virus à couronne dorée, puis le Virus à couronne bariolée. Bientôt chaque mois apparaissait un cousin du premier Virus. Pendant plusieurs années, on avait été enfermé chez soi, ou dans sa ville, ou dans sa région, ou dans son pays. Les gens étaient très fatigués. Ils avaient l’impression que le temps s’enroulait en spirale, que les années se confondaient. Le temps et l’espace se rétrécissaient. Ceux qui avaient la chance de se rendre sur leur lieu de travail n’avaient cependant pas le droit d’y aller chaque jour. Leurs semaines raccourcissaient. Elles passaient si vite que les jours semblaient se faire des croche-pieds les uns aux autres. On était sans cesse vendredi soir, on était sans cesse dimanche soir, on était sans cesse lundi matin. La semaine suivante semblait arriver avant la précédente.

Cependant, un espoir demeurait. On parlait du “Monde d’après”. Certains imaginaient le Monde d’après comme celui d’avant. De nouveau, on pourrait passer de longues soirées au restaurant à débattre en se postillonnant dessus. De nouveau, on irait au cinéma. Il s’agissait de vastes salles sans fenêtres, où l’on éteignait les lumières, munies d’un grand panneau blanc sur lequel apparaissaient des images animées. Dans l’obscurité totale, on était assis à côté d’inconnus avec lesquels, sans se parler, on partageait des émotions communes. On irait de nouveau au cinéma le samedi soir ou les dimanches après-midi pluvieux, entre amis ou en amoureux. De nouveau, on partirait en voyage en Amérique du Sud ou en Asie du Sud-Est, ces contrées très lointaines où l’on pouvait se rendre en moins d’une journée dans des engins volants. Les gens continuaient à faire des projets de voyage ; voyages qu’ils annulaient systématiquement.

Dans les conversations, la légende raconte que les gens disaient des phrases comme : “La vie va redevenir normale”. Il se passait quelques secondes sans réponse de l’interlocuteur, et la personne reprenait, comme un mantra : “Elle va redevenir normale, la vie”. On organisait des anniversaires où les invités se trouvaient sur un écran, je ne sais trop par quelle magie. Et on disait : “Dès que tout ça est terminé, vous êtes tous invités à la maison”. On enterrait les morts dans des cérémonies réduites à quelques dizaines de personnes et on disait au reste des amis et de la famille : “Dès que c’est possible, on organisera une grande cérémonie pour tous se retrouver”. On imaginait le monde d’après comme celui d’avant mais en mieux. On apprécierait encore plus de se retrouver, de s’embrasser, de trinquer et de se parler tout près. On voulait se persuader d’un souhait qui de plus en plus tardait à se réaliser. C’est ce que raconte la légende. Pourtant, l’être humain de ce temps était déjà doté d’intelligence, et savait bien que la vie qu’il appelait normale, et qui d’ailleurs était plutôt très étrange, ne reviendrait jamais. Devant les cinémas, en plein mois d’avril on voyait encore des affiches en bas desquelles on pouvait lire “sortie le 4 novembre”, comme si le temps s’était arrêté six mois auparavant. Dans le métro – qui dans cette vie normale était un engin qui transportait les humains sous terre –, au mois d’avril de l’an 2021, on pouvait encore lire sur une affiche : “Spectacle Pat Patrouille, 28 mars 2020”. Ce spectacle n’avait jamais eu lieu. On n’avait pas pris la peine de retirer l’affiche car de toute manière, il n’y en avait aucune pour la remplacer. D’autres affiches indiquaient des dates d’exposition dans des musées : “du 28 octobre au 2 mars”, mais pendant toute cette période, les musées étaient restés fermés. C’était donc une exposition fantôme qui s’était tenue, sans personne pour la voir. Seuls quelques journalistes, artistes ou personnalités privilégiées avaient eu droit à des visites privées.

On se disait qu’après ce repli, ces confinements, ces couvre-feu, viendrait un nouveau départ, un nouvel élan. Le “Monde d’après” serait un monde où l’on profiterait comme avant des plaisirs de la vie, mais en dégustant encore plus chaque instant. On rattraperait le temps perdu, ce temps qui pendant plus d’un an avait été rétréci. Certaines personnes rêvaient de dépenser leur argent dans des magasins pour acheter plein de choses inutiles. D’autres au contraire, imaginaient le “Monde d’après” comme un monde plus proche de la Nature, plus raisonné, plus raisonnable. Certains habitants avaient déjà quitté les grandes villes, ces endroits recouverts de substance inerte, pour aller vivre dans des endroits où l’on trouvait encore des bois, des rivières et des prairies.

Pourtant, les humains de cette époque savaient bien qu’en dehors des Virus à toute sorte de couronne, un autre fléau menaçait le monde. On savait qu’on devait limiter l'activité humaine pour que la température terrestre n’augmente pas de plus de 1,5°C dans le siècle, mais à peine quelques années après cette recommandation, on s’était rendus compte qu’on ne pourrait se tenir à cet objectif. Lorsque le siècle finirait, la Terre aurait pris au moins 5°C. On savait aussi que l’Organisation Mondiale de la Santé prédisait une nouvelle épidémie tous les dix ans. Celle des Virus à couronne avait commencé depuis déjà presque deux années et on ne s’en sortait pas, à cause de la lenteur de l’arrivage des vaccins, des suspicions des gens à l’égard de la vaccination, car les gens s’inoculaient des doutes et des craintes via leurs engins portatifs. A cela s’ajoutait l’apparition de Virus cousins résistants aux vaccins, plus contagieux, plus mortels.

Pendant quelques années, chaque été, on pensait que tout cela était terminé. Surtout le premier été, qui avait été le plus naïf. Ensuite, on avait compris que ça n’avait été qu’une période de répit. Mais bientôt, les étés devinrent plus invivables encore que le reste de l’année à cause des canicules de plus en plus brûlantes. Chaque été, il y eut un renouveau, mais de plus en plus limité, de plus en plus contraint. Les étés devinrent pires que les hivers. On souffrait et on mourrait plus des canicules que des épidémies. Certains essayaient de fuir vers les régions aux climats les plus cléments, mais chacun voulant défendre son territoire, bientôt éclatèrent des conflits, se transformant en guerre civile. Chacun voulait défendre et garder pour soi son Paradis perdu, qui avait été verdoyant mais serait bientôt, comme tout le reste, complètement desséché.

Dans les premiers temps de l’épidémie, lorsqu’on croyait encore au “Monde d’après”, on passait beaucoup de temps à observer les oiseaux. On les enviait. Le calme dans la ville leur permettait de mieux faire entendre leur chant. Le merle s’adonnait chaque soir, perché en haut de la cheminée d’un immeuble, à son chant harmonieux. Les pigeons menaient leur vie entre les toits des immeubles. Parfois, ils partaient hors du champ de vision de leurs observateurs. On les enviait. Ils n’étaient pas limités à des promenades d’un, de dix ou même de cent kilomètres, eux. On suivait leur parade amoureuse. Parfois, un pigeon éconduit, se plaçait au bord d’un toit et déployait ses ailes sans les battre, se laissant tomber, comme si, de désespoir, il se jetait dans le vide. D’autres fois, on les voyait déployer leurs ailes et tomber de l’immeuble comme par jeu, pour éprouver leur liberté. On les enviait. On rêvait au Monde d’après, à la liberté retrouvée.

Certains espéraient qu’avec le ralentissement de l’activité humaine imposé par cette épidémie, on freinerait aussi la catastrophe climatique. Mais cela ne suffisait pas. Avec l’épidémie, plus que jamais, le plastique des masques et des emballages protecteurs de toutes sortes, envahissait la terre et étouffait les océans. L’homme de cette époque vivait dans l’immédiateté et l’impatience. Il s'était imaginé que le “Monde d’après” arriverait l’année suivante ou encore celle d’après. Mais ce monde-là, de plus en plus, s’éloignait et devenait une illusion. Peu à peu, on comprit que les cinémas, les théâtres, les restaurants, pour beaucoup, avaient fait faillite et ne rouvriraient pas. On s’était habitué à cuisiner, à inviter des amis chez soi, pas trop nombreux et plutôt à midi car il y avait toujours des contraintes et des couvre-feux. On avait souscrit à des abonnements qui permettaient de regarder des histoires animées sur de petits écrans à domicile. Quant au théâtre, cet art de l’Antiquité disparut tout simplement. Les immenses espaces des musées devinrent eux aussi des vestiges du passé.

On se repliait chez soi, dans son quartier. Ceux qui avaient la chance d’avoir des amis dans leur voisinage s’en trouvaient heureux. Comme on ne pouvait plus se divertir par les moyens habituels à cette époque, chaque petite chose devenait un événement important. La floraison des arbres était devenue ces années-là, l’attraction du mois d’avril. Plus de toiles à admirer dans les musées, plus d’histoires diffusées dans les salles éteintes, alors les fleurs des cerisiers du Japon devenaient le spectacle du moment. Comme les fleurs mauves du prunus qui marquait un renouveau, les humains pensaient aussi qu’après le repli, une nouvelle époque arriverait. La mésange qui piaillait et sautillait d’une branche à l’autre, libre, leur faisait garder espoir.

Pourtant, le repli continua, les vieux et les adultes mourraient. Les enfants représentaient l’espoir. Avant le nouvel envol, il fallut attendre des centaines et des centaines d’années, que l’espèce humaine disparaisse presque complètement, qu’il n’en demeure que quelques communautés autonomes, qu’on laisse la Nature se remettre de quelques décennies de saccage humain. Alors, seulement, après ces siècles de repli, où l’homme s’était recroquevillé au point de presque disparaître, il put prendre un nouvel envol. C’est là qu’enfin, advint le Monde d’après.