La Pierre polie
De temps en temps, je prends en main cette pierre polie. J’aime sentir sa fraîcheur, en éprouver la taille. On n’a pas eu besoin de dessiner un modèle en trois dimensions à l’aide d’un logiciel sophistiqué, ni d’organiser des réunions avec des présentations PowerPoint pour décider quelle pierre utiliser. Personne n’a eu à discuter de ses dimensions ni à convenir d’un rétroplanning. On sent dans la finesse du polissage qu’aucune date de livraison n’avait été programmée. J'aime imaginer que c'est l’une de mes ancêtres, dans ce Béarn où elle fut trouvée, qui l’a polie, assise sur un rocher au bord d’une rivière dans laquelle se reflétait les heures du jour. Elle traquait aux rayons du soleil le moindre défaut sur la surface de la pierre. Lorsque la nuit tombait, assise en tailleur près d’un feu, elle éprouvait, à la sensibilité de ses mains, les infimes rugosités de l’objet qu’il resterait encore à éliminer le lendemain. Personne ne sait combien d’heures de travail ont été nécessaires pour que l’objet fût terminé, que sa forme fût parfaite. Sa taille s’adapte parfaitement à celle de ma main alors que mon téléphone est trop grand pour que je le tienne aisément.
Lorsqu'il n'y aura plus internet, que même les réseaux téléphoniques fonctionneront difficilement, lorsque l'eau au robinet sera devenue rare, que toutes les plantes sur mon balcon seront desséchées, lorsque les rats se promèneront dans les rues de Paris, alors, il faudra partir. Choisir quelques affaires en sachant qu’on ne reviendra pas et abandonner tout le reste. En poche, des stylos, les adresses des amis, bientôt obsolètes, des numéros de téléphone, bientôt inutiles.
Ce jour-là, je laisserai mon téléphone et j’emporterai cette pierre.