Anne Bouchara

La Sagrada Familia

J’ai quatre-vingt-dix ans. En début de décennie, j’ai toujours l’impression que la vie recommence. À vingt-huit ans, j’avais le sentiment que le temps s’effaçait et que j’aurais aussi bien pu n’en avoir que huit ou en avoir déjà soixante-dix-huit. À trente-deux ans, je me sentais plus jeune. Atteindre l’âge de trente-cinq ans m’a paru fou mais à quarante et un ans, tout était redevenu normal. Avoir quarante-cinq ans a été irréel ; j’avais l’impression que le temps s’était délité. L’âge de cinquante ans a été salvateur. Cinquante-sept est advenu juste après, sans que j’aie eu l’impression que sept années s’étaient écoulées. À soixante-dix-huit ans, j’ai repensé à ce que je me disais à vingt-huit.

Même si elle touche à sa fin, ma vie n’a pas terminé de s’échafauder. Elle a davantage ressemblé à la Sagrada Familia qu’à Notre-Dame de Paris. Au moins, elle n’a pas pris feu. Prendre le temps dans mes projets sans suivre la ligne droite a été mon secret pour ralentir le temps et m’adapter à ce vingt-et-unième siècle incertain. À mon âge avancé, j’ai toujours l’impression d’avoir toute la vie devant moi. Parfois je rêve que, comme la Sagrada Familia, ma vie ne se terminera jamais. J’ai connu la révolution numérique, les pandémies, les guerres et la destruction de la nature. Comme les formes arrondies, en alvéoles ou en spirale de la basilique de Barcelone, j’ai traversé ces évènements en prenant le chemin le plus viable, pas forcément le plus court.

Au début, il y eut les fondations : une éducation et une formation solides. Après mes études de chimie, j’ai été embauchée aux Laboratoires Darieux, « fleuron de l’industrie française ». J’avais l’impression d’entrer sous un porche de pierre surmonté d’un motif floral sculpté. Sur le plan d’ensemble de ma vie, ça paraissait harmonieux. Mais cette porte me parut bientôt trop raide, trop rigide, d’une facture trop classique. Pour me rendre au travail, je passais beaucoup de temps sous la terre. J’essayais d’échapper à ce trajet de rat en partant dans mes rêves, dans le monde imaginaire de l’architecture de Gaudi, me figurant la rame grisâtre décorée de mosaïques du Parc Güell.

Il a fallu m’extirper de ces souterrains, comme les lianes de pierre qui grimpent le long des colonnes de la Sagrada Familia pour enfin atteindre la lumière. J’ai démissionné pour aller travailler à l'Institut Larolle. L’époque des laboratoires Darieux m’a semblé alors soudain appartenir à une époque lointaine. C’est à cette période qu’eut lieu la première pandémie accompagnée de confinements et couvre-feux.

Comme dans la Sagrada Familia, ma vie s’est agrémentée de multiples ornementations, des moments uniques qui arrêtent le temps : se déplacer en trois dimensions sous l’eau des calanques de la Méditerranée, croquer dans une fine tranche de truffe fraiche sur un toast au beurre truffé dans une maison du Lot et Garonne, boire un jus de yuzu dans le jardin d’un temple de Kamakura au Japon au mois d’avril, se baigner dans le bassin naturel d’une rivière au centre de l’île de Kho Chang dans le Golfe de Thaïlande, embrasser pour la première fois un garçon que j’aime depuis longtemps, sauter depuis un plongeoir de trois mètres dans le lac d’Orta, passer une nuit à discuter sur une plage de Naxos en regardant les étoiles filantes, danser des rocks dans un bar du cinquième arrondissement après de longs mois de couvre-feux, découvrir, en haut d’une dune du désert blanc d’Egypte, un champ de meringues géantes dessiné par des rochers calcaires érodés par le vent.

À l’Institut Larolle, j’ai occupé différents postes, rencontré de nouveaux amis. Au cours de ces années, j’avançais dans la nef de ma vie, je traversais le transept et enfin, j’atteignis le chœur. Les changements, comme les découvertes et les rencontres, étirent le temps, multiplient les époques comme autant de vies qui se succèdent ou s’entrelacent. Différer mes projets les plus chers m’a permis de reculer le temps, imaginer des projets infaisables, comme aller sur Mars, m’ont fait croire en l’immortalité.

Au bout de quelques années, j’ai changé de perspective. Il était temps de s’élancer le long des piliers, de s’élever vers les voûtes. Peu avant mes quarante ans, j’ai déménagé dans le quartier de la Bibliothèque François Mitterrand. À cette époque, les canicules rendaient la vie parisienne difficile. Certains étés, la ville était envahie de frelons, il était impossible de sortir sans une combinaison protectrice. J’avais d’autant plus de temps pour lire et écrire. Le temps et l’espace avaient pris une autre élasticité que dans ma jeunesse. Avec les pandémies successives, peu à peu, l’espace s’était restreint. J’explorais un espace de plus en plus proche, comme si j’avais voulu recenser chaque détail de l’architecture environnante. Je visitais des régions de France où je ne m’étais jamais rendue alors que j’avais voyagé au bout du monde, je découvrais certaines rues de mon quartier que je n’avais jamais arpentées, je lisais des livres rangés depuis des années dans ma bibliothèque.

La publication de mon premier livre a été comme l'achèvement d’une des tours de la basilique. Chaque nouvel ouvrage a complété mon œuvre tel une nouvelle tourelle. Les recueils de poèmes que je publiais en parallèle étaient les statues qui les ornaient. J’ai pu arrêter de travailler à l’Institut Larolle.

À la suite du gigantesque incendie du Bois de Vincennes, j’ai quitté la ville. Il me fallait trouver un nouvel abri, une nouvelle chapelle, une alcôve à l’abri des perturbations du monde. J’ai aménagé dans une petite maison en pierre d’un hameau du centre de la France et consacré tout mon temps à l’écriture. À chaque nouveau livre, mon œuvre se complétait. J’ajoutais une nouvelle tour, toujours plus haute, à ma basilique intérieure. La construction de la Sagrada Familia n’est toujours pas terminée. Mon dernier livre n’est pas achevé non plus. Il reste la flèche, la plus haute des tours, à terminer. J'espère que les travaux prendront encore du retard.