Anne Bouchara

Le dernier de sa langue

Je parle Français. Enfin, je parle, disons surtout que j’écris. Il n’y a plus personne pour parler avec moi. C’est une langue très ancienne. Il parait qu’au XIXe siècle, c’était l’une des langues les plus parlées dans le monde. Il y a si longtemps ! Aujourd’hui, même les signes que je trace sont illisibles par la plupart des êtres humains. Quelques personnes parlent encore Anglais mais la plupart des gens qui restent sur Terre, emploient le Chinois, l’Indien ou bien l’Arabe. Toutes ces langues s’écrivent avec des signes que je ne sais pas déchiffrer.

J’habite sur une île. Il parait que c’est le reste d’un ancien massif montagneux qui s’appelait les Alpes. C’est assez aride. J’habite une maison en pierre. Il n’y a que ça qui ait tenu avec les tornades, les sécheresses et les inondations qui se sont succédé ces dernières décennies. C’est une vieille maison. On y vivait tous avec ma famille. Ça a été dur de survivre. Parfois le potager ne donnait pas assez. Parfois la sécheresse grillait tout. Je suis le dernier. Le dernier de ma famille, le dernier de l’île. Les autres ont été décimés par la Grande Tempête d’il y a cinq ans ou se sont enfuis sur des embarcations sur la mer. Je ne sais pas ce qu’ils sont devenus. Dans ma maison, j’ai quelques livres, quelques objets qui viennent d’il y a très longtemps. On a gardé tout ce qu’on a pu. Il y a des choses dont je ne connais pas du tout l’utilité. Parait-il qu’il y a une époque où dès qu’on avait besoin ou envie de quelque chose, on allait dans des endroits et en échange de chiffres qui s’affichaient sur une machine, on repartait avec tout ce qu’on voulait. Il fallait quand même avoir assez de chiffres pour obtenir vraiment ce qu’on voulait. Je ne sais pas bien pourquoi certaines personnes avaient plus de chiffres que d’autres. On repartait chez soi, et après on en avait assez d’avoir cette chose, alors on la jetait et ça finissait dans la mer. C’est ce que j’ai compris de ce qui se passait il y a très longtemps. Ici sur l’île, les gens ont toujours conservé toutes les choses qu’ils avaient car il n’y a plus depuis longtemps d’endroit où prendre des choses nouvelles en échange de chiffres qui s’affichent sur une machine. L’essentiel c’est d’avoir du papier et des crayons pour écrire, quelques pots, un couteau pour manger, une chaise et un lit pour se reposer.

Mes grands-parents m’ont raconté et m’ont enseigné l’histoire de ces derniers siècles. Eux avaient encore eu la chance d’aller à l’école et d’apprendre l’Histoire. Ce sont eux qui m’ont appris à écrire leur langue. Je leur en suis infiniment reconnaissant car maintenant que je suis seul que ferai-je si je ne pouvais même pas écrire ?

Mes grands-parents m’ont appris que le pays de la langue que je parle que je suis le dernier à parler s’appelait la France. En quelques siècles, il a été presque entièrement recouvert par les eaux et par les glaces. Je n’ai jamais voyagé. Je suis seul à présent que mes ancêtres ne sont plus là. Toute ma famille est morte. J’arrive à survivre avec quelques poules, un coq et un potager. Le paysage autour c’est la mer. Parfois j’arrive à attraper un poisson. Mais la plupart du temps il n’y a rien ou bien il y a le Plastique. Le Plastique c’est quelque chose de mort que les Anciens fabriquaient et jetaient dans la mer. Je n’ai jamais bien compris pourquoi. Sûrement un rite ancien, sûrement une croyance ? Parait-il qu’avant le Plastique, il y a avait des plantes au fond de l’eau et beaucoup de poissons variés.

Je sais que je suis ignorant. Mes grands-parents m’ont raconté un tas de choses incroyables sur l’histoire du Monde. Avant, les gens étaient savants. Je n’ai jamais rencontré personne qui parle Chinois, Indien, ou Arabe. J’ai vu les signes de ces langues sur un livre d’histoire.

Avant-hier, j’ai aperçu un bateau sur la mer. Il approchait. Je suis resté immobile. Des gens ont débarqué. D’abord, j’ai pensé que c’étaient les rescapés de la Grande Tempête qui revenaient. Mais ils étaient habillés bizarrement et avaient plein d’appareils sophistiqués avec eux. Ça brillait. Le soleil s’y reflétait. Ils se sont avancés vers ma maison. Je ne comprenais pas leurs mots. J’ai eu peur qu’ils viennent voler mes poules. Vite, j’ai pris un couteau pour me défendre. Ils n’avaient pas l’air méchant, plutôt curieux. Je ne comprenais pas ce qu’ils disaient. Ils me montraient des choses autour de moi comme s’ils me posaient des questions. Et puis ils ont vu mon carnet. Ils ont eu l’air très intéressés et ont passé des appareils au-dessus. J’avais peur qu’ils effacent mes mots. J’ai eu peur qu’ils aspirent les mots dans leur appareil. Mais non, tout allait bien, tout était là sur les pages à l’identique. Ils se regardaient et semblaient comprendre des choses. Ils semblaient vouloir que je parle dans leur appareil mais que leur dire vu qu’ils ne parlent pas ma langue ? Ça a semblé les agacer. Ils ont discuté entre eux, ont parlé dans leurs appareils. Puis ils ont commencé à remballer leur matériel. L’un d’entre eux, le plus petit avait toujours mon carnet à la main. J’ai tendu la main pour qu’il me le rende mais il l’a mis dans sa poche. Alors je lui ai donné un coup de poing dans la figure. Il s’est effondré, il était vraiment chétif. Les autres s’agitaient, se penchaient vers leur ami au sol et rassemblaient précipitamment leur matériel. Ils avaient l’air d’avoir peur de moi. En récupérant mon carnet tombé par terre, je leur ai crié dessus : « Allez-vous-en ! ». Ils ont relevé leur ami et sont partis.

Ils n’allaient pas me voler ma langue !