Anne Bouchara

Les Livres de la bibliothèque

J’ai quatre-vingt-un ans. Aujourd’hui, c’est mon anniversaire. Les enfants et petits-enfants sont venus. Ça me fait plaisir. J’aime quand ils sont là. Lise est assise à côté de moi sur le canapé beige.

Depuis que j’ai cette maladie, je n’entends pas toujours bien les conversations autour de moi. Et quand je veux parler, je cherche un mot, je me précipite et il s’enfuit par la porte entre-baillée. Les mots s’échappent ou prennent la place les uns des autres, ou bien c’est ma voix qui est trop faible. Alors je me parle dans ma tête.

Je suis fatiguée. Il y a une jeune fille assise à mes côtés sur le canapé. Ah oui, c’est Lise ! Elle est grande maintenant. Quel âge a-t-elle ? Tout le monde est souriant. On rentre d’une petite promenade. C’était bien de prendre l’air, j’aime marcher. Mais ça m’a fatiguée.

En rentrant, au lieu de monter chez nous au troisième, on est rentrés chez les voisins du deuxième étage. Mais tout est identique à notre appartement. C’est le même piano, la même bibliothèque avec les mêmes livres à reliure rouge. Même ce cadre posé sur la bibliothèque avec la photo de tous les petits enfants est identique à celui qui est chez nous.

Depuis des mois, on me promène d’un hôpital à l’autre, d’une maison de repos à une autre. Je suis contente d’être revenue chez moi depuis quelque temps. Pourquoi on n’est pas rentrés à la maison après la promenade ? Je suis fatiguée, j’ai besoin de me reposer. Heureusement, ma petite Lise est à côté de moi.

Pourquoi ils ont fait ça ? Tout à l’identique ? C’est fou ce souci du détail ! Je sais bien que ce n’est pas chez moi. Mes livres reliés sont un peu plus bordeaux et le bois du piano un peu plus clair. Je me retourne vers Lise : « C’est troublant, combien y a-t-il de propriétaires ici ? Ces livres rouges, ce sont les mêmes que les miens, et ce cadre… Tout est comme à la maison. »

— Mais oui Mamie, tu es chez toi. Tu sais, c’est à cause de ta maladie, tu es un peu perdue, parfois.

Elle est mignonne. Elle ne se rend pas compte, la petite. Je sais bien que ce n’est pas chez moi. C’est comme si on m’avait tirée par les cheveux pour m’amener dans un autre endroit. Pourquoi quelqu’un aurait-il eu ce projet fou de vouloir tout reproduire à l’identique ? Et comment ceux qui l’ont fait connaissent-ils les livres de ma bibliothèque, les motifs du tapis, la marque du piano et même cette photo ? L’auraient-ils empruntée pour refaire un tirage ? Sont-ils venus la nuit pour prendre les mesures, noter les noms de volumes dans la bibliothèque ? Dans quel but ?

J’ai mal au dos, ça bourdonne dans ma tête, l’air n’entre plus dans ma gorge, et mon pied qui se met à trembler… Je n’en peux plus. J’aimerais prendre ma retraite avec les anges.

Lise me prend la main. Elle est adorable, cette petite. C’est drôle, ses cheveux sont un peu plus clairs que d’habitude.

— Comment t’appelles-tu ?

— Lise ! C’est moi Mamie ! répond-elle en me regardant bien dans les yeux.

Bien sûr, je ne suis pas bête, je vois bien qu’elle ressemble à Lise. Mais c’est quelqu’un d’autre… sûrement sa cousine.

Parmi les livres de la bibliothèque, il y a un ouvrage d’astrophysique, un livre de vulgarisation scientifique que j’aimais beaucoup lire lorsque j’étais adolescente. C’était mon livre de chevet. Parmi les quatorze métiers que je voulais faire à cette époque-là, il y avait « astrophysicienne ». Finalement, j’ai été chimiste.

Plus tard, j’ai souvent feuilleté ce livre, souvent relu un passage. Je le prends encore parfois dans la bibliothèque, mais j’ai du mal à me concentrer maintenant. Ça devient difficile de lire, c’est trop fatigant. Alors je regarde les schémas et les illustrations. Je ne regarde parfois que quelques photos et referme le livre. J’oublie beaucoup de choses, mais il y en a certaines dont je me souviens bien. Notamment un passage de ce livre, qui parle de la théorie des univers parallèles. D’après le physicien Hugh Everett, à chaque instant il peut se passer un évènement différent. Alors à chaque instant, l’univers se subdivise et tous les possibles existent en parallèle.

J’ai quatre-vingt-un ans. Aujourd’hui, c’est mon anniversaire. C’est étrange, ce bois du piano, un peu plus clair, comme s’il n’avait pas été fabriqué dans le même arbre ; ces livres un peu plus bordeaux, comme si le bain de colorant des reliures n’avait pas été dosé de la même manière. Et cette jeune femme qui ressemble à Lise, mais qui n’est pas tout à fait Lise. Il y a quarante-cinq ans, au moment de s’installer dans cet immeuble neuf, nous avons beaucoup hésité entre l’appartement du deuxième et celui du troisième. Je ne me souviens plus lequel nous avions choisi.