Anne Bouchara

Métamorphoses

Nous sommes en septembre 2020. Les températures sont très douces ; l’été nous offre un sursis, une période de répit où l’on fait semblant que tout est redevenu comme avant.

Un samedi soir, je dîne aux Cailloux avec Pierre, sur la Butte-aux-Cailles. À une table derrière mon ami, une famille vient de s’installer. Ils sont tous très beaux. La femme, surtout : grands yeux bleus, pommettes hautes, bouche charnue, petit menton, cheveux blonds tirés en arrière pour dégager un front bombé. Deux enfants blonds, aux visages ronds. Les grands yeux du petit garçon brillent dans la lumière tamisée du restaurant. L’homme n’est pas d’une grande beauté ; il est beau par osmose. La petite fille lève son visage bien dessiné. De longs cheveux blonds et souples bouclent sur ses épaules. De ses grands yeux fendus, elle observe autour d’elle, dans un large sourire. Assez rapidement, elle se retrouve avec un écran bleuté entre les mains.

Pierre me parle, son regard pétillant, son sourire malicieux. Derrière lui, au fur et à mesure de la soirée, la petite fille lumineuse devient de plus en plus grise à la lueur blafarde de l’objet placé entre ses mains. L’arrière de son crâne rond, tenu par sa fine nuque, semble s’aplatir, son cou et sa tête formant peu à peu une ligne continue courbée vers l’avant. Ses cervicales se raidissent. Son front est happé par la lumière bleue. Ses yeux mi-clos deviennent blancs. Son cerveau semble être aspiré par cette petite machine, extirpé de son crâne par ce gouffre bleuté. En face, le petit garçon continue de sourire aux adultes, le monsieur parle en tenant la main de la dame, attentive et souriante.

Mon regard se porte à nouveau vers la chaise de la petite fille. À sa place, est installé un insecte géant et grisâtre. Sa famille ne semble pas se rendre compte du drame qui se déroule à leur table. Les autres clients du restaurant poursuivent leur dîner tranquillement. La lumière tamisée rend les formes floues. Contenant ma peur, j’essaie de me concentrer sur la conversation avec Pierre et n’ose pas lui dire qu’à la table derrière elle, est assis une sorte de criquet géant. Ça serait la panique dans le restaurant. Je tente de rester le plus calme possible, sans détourner mes yeux du visage de Pierre, mais j’ai du mal à suivre ses paroles. Au bout de quelques minutes, mon regard est de nouveau attiré vers l’arrière-plan. La petite fille est réapparue, éclairée par son écran bleuté. Où est passé l’insecte qui était assis là tout à l’heure ?

Le surlendemain, dans le métro, comme tous les matins depuis le début de la pandémie, c’est un alignement de masques bleus, penchés sur des écrans de la même couleur. Cervicales bloquées en avant, visage sans nez ni bouche. Seuls les yeux apparaissent, décolorés par la lumière de l’écran, paupières baissées. On n’arrive pas à lire leur expression. Ces êtres sans visage, tous semblables, faisant du bout de leurs pattes de tous petits gestes frénétiques et indéchiffrables, me font penser à une colonie de mantes religieuses. Me revient l’image de la petite fille samedi soir au restaurant. Était-ce une hallucination ?

Il ne me reste que trois stations avant d’arriver à l’Institut Larolle. Je reprends la lecture d’un livre de poésie. Quand je lève les yeux de mon livre, ma gorge se serre au point que ma respiration en est coupée. Devant moi, se trouve une colonie d’insectes géants. Certains sont debout, une patte accrochée à la barre centrale de la rame, leurs yeux démesurés remplissant leur tête sans visage. Tous semblent indifférents à ma présence. Aucune menace de leur part et pourtant, mes membres se mettent à trembler. On arrive à une station, je me précipite vers la porte. Sur le quai et dans les escaliers, se pressent des cafards géants qui se montent sur le dos les uns des autres. J'attends que cette masse grouillante ait progressé vers l'extérieur avant de m'engager à mon tour dans l'escalier.

Dehors, j’ai du mal à reprendre mon souffle. J'ai l’impression que ma cage thoracique est en feu. Je me tiens à la rambarde entourant la bouche de métro. J'essaie de faire entrer de l'air dans mes poumons. Je relève les yeux, les gens vont et viennent dans l’agitation matinale. Je reprends peu à peu ma respiration.

Certaines personnes descendent les marches de la bouche de métro. En bas, dans l’obscurité, je ne distingue plus très bien leur forme.