Anne Bouchara

Paris–Quito

Je me réveille en sursaut dans les draps blancs de mon lit. La lumière du jour diffuse à travers les rideaux tirés. Il doit faire très beau aujourd’hui. J’aime ces journées d’automne qui ressemblent au printemps. Je me retourne vers la place qu’occupe Alice. Elle n’est pas là. Elle est partie depuis mi-novembre dans la forêt amazonienne pour un voyage humanitaire. Accompagnée de spécialistes et d’autres bénévoles, elle recense les espèces animales de la zone équatoriale. Au lieu de se prélasser au soleil avec des amis, elle préfère dormir sous la tente à côté d’inconnus et arpenter la forêt sous une chaleur étouffante, parmi les sangsues et les araignées venimeuses. C’est entre autres pour cela que j’aime Alice.

Je prends mon téléphone posé sur la table de nuit : 8 h 05. Depuis une dizaine de jours, je vis reclus chez moi pour terminer la rédaction de ma thèse. J’y suis au calme, les gens me fatiguent en ce moment. Mon attention est entièrement concentrée sur les matériaux texturés à base d’oxyde de cérium. Je classe, sélectionne, trie les diagrammes de diffraction de rayons X, les clichés de microscopie électronique à transmission et à balayage et les spectres infrarouges accumulés au cours de ces trois années de recherche. Mon comportement aurait agacé Alice. Quand elle rentrera, j’aurai terminé l’essentiel de la rédaction. Nous fêterons cela ensemble.

Pour le moment, aucune nouvelle d’Alice. Elle est injoignable au milieu de la forêt amazonienne. À cette heure-ci, c’est encore la pleine nuit. Elle doit être fatiguée par ses heures de marche dans les sous-bois. Je l’imagine emmitouflée dans son sac de couchage sous sa tente ; l’atmosphère bruissant du son strident des insectes, un chuintement continu comme le son sursaturé d’une radio, impossible à arrêter. Parvient-elle à dormir ?

J’allume Radio Classique. Cette musique me permet de rester concentré. Souvent mon esprit s’enfuit dans une de mes vies parallèles. Des vies où je suis entouré d’autres personnes, où j’ai suivi d’autres études. Dans ces moments-là, mon corps est assis sur le canapé ou allongé sur mon lit. Mais moi, je suis parti. Pas dans l’espace, mais dans des passés, des présents, des futurs possibles. Je n’aime pas lorsque ces voyages durent trop longtemps : ils m’empêchent de vivre. Écouter de la musique me rattache au monde et au temps qui passe. Sans paroles de chanson pour ne pas être kidnappé par une autre histoire. Dans ces moments-là, je suis moi mais je mène une autre vie. À quelques dixièmes de seconde près, j’ai fait une chose ou je ne l’ai pas faite, j’ai prononcé une parole ou je ne l’ai pas prononcée, j’ai agi en accord avec mes pensées ou je suis resté inactif. Je pars dans ces vies, j’y voyage. Je vois d’autres amis, j’ai d’autres activités. J’ai lu d’autres livres, j’écoute d’autres musiques, j’ai vu d’autres spectacles. Quelqu’un d’autre vit avec moi dans mon appartement ou personne, peut-être. Suis-je vraiment le même alors ? Ne sommes-nous pas qui nous aimons ?

Je suis un peu d’Alice. La première fois que je l’ai embrassée, c’était il y a cinq ans. Mathieu avait organisé une soirée chez lui, pour fêter son anniversaire. Il vivait en colocation dans un bel appartement de la rue Claude Bernard. Il y avait beaucoup de monde : des amis de sa troupe de théâtre, ses colocataires et bien sûr notre groupe de copains de l’École. Il faisait très bon, c’était au mois de mai. Nous avions passé une grande partie de la soirée à discuter, Alice et moi, adossés au garde-fou d’une des fenêtres ouvertes du salon. L’air était doux. Nous étions partis parmi les derniers à 4h30 du matin. Nous habitions l’un et l’autre dans le treizième et avions décidé de rentrer ensemble en Vélib’. Il n’en restait plus qu’un en état de marche à la station de la rue Jean Calvin. Alice s’est assise sur la selle et je pédalais en danseuse. Nous avons repris la rue Vauquelin, puis nous avons tourné à gauche dans la rue Claude Bernard. La lumière des lampadaires orange dessinait la descente vers les Gobelins. Plus besoin de pédaler. Nous nous laissions descendre, un peu de vent sur le visage et dans les cheveux. J’avais l’impression qu’on se dirigeait vers la mer. La rue était totalement déserte. Il y a un tout petit créneau la nuit à Paris, pendant lequel on peut faire quelques centaines de mètres sans croiser personne. À cette heure-là, Paris est un décor de cinéma. Nous y étions les seuls acteurs.

Sur Radio Classique, la sonate de piano n°1 en do majeur de Mozart jouée par Maria Joao Pires, pour démarrer la journée en allegro ! Les notes de Mozart semblent être la bande originale du monde. Un fond sonore qui devrait être permanent. Je suis persuadé que les gens en seraient plus intelligents. Dans le salon, la lumière du matin est douce et réconfortante. Une tasse de thé vert au yuzu posée à côté de mon ordinateur, je rédige le chapitre des Généralités. Présentation globale du sujet et synthèse bibliographique des travaux déjà menés sur la chimie sol-gel et les matériaux mésoporeux. Savoir ce qui a été découvert, savoir ce qui a été inventé pour ne pas croire inventer ou découvrir. Ce qui prend le plus de temps est de choisir les schémas, les illustrations, les classer, les numéroter, inclure dans le texte la légende du tableau ou de la figure. Noter les références des publications en bas de page, avec la typographie adéquate.

Soudain un sifflement continu. Je déplace un peu la radio vers la droite. Pas d’amélioration. Vers la gauche. Non plus. Je finis par l’éteindre. Le sifflement dure encore. Je me dirige vers la fenêtre puis vers la porte d’entrée de l’appartement. Le son me poursuit. Comme s’il venait de très loin, mais qu’il me suivait. Il ne s’arrête pas. Où que je me trouve, il a toujours la même intensité, toujours la même fréquence. C’est comme un infrason, comme les sons qu’émettent les baleines. Je me rassieds devant mon ordinateur, un peu trop brusquement, un bleu derrière ma cuisse droite me fait mal. Je me bouche les oreilles. Cela siffle toujours : des acouphènes. Séquelles d’un concert de rock il y a une dizaine de jours. Nous étions descendus dans la fosse trop près des enceintes. Nous n’aurions pas dû.

Je retourne à la fenêtre. Au-dessus des immeubles, le ciel est bleu. C’est un court jour de novembre. À dix heures du matin, s’étirent encore sur les trottoirs les longues ombres d’automne des bancs et des passants. Deux oiseaux s’envolent de l’arbre face à ma fenêtre. Ce sont des feuilles mortes. La mélodie d’un appel sur mon téléphone me sort de ma contemplation. La responsable des ressources humaines des laboratoires Darieux m’annonce que ma candidature a été retenue pour un poste d’ingénieur de recherches en CDI. Je commence début février ! Je connais bien cette entreprise, qui a financé ma thèse. J’ai déjà travaillé avec plusieurs de mes futurs collègues. Lise, une de mes amies proches, y a été embauchée il y a un an. La vie en ce moment ressemble à un ruban qui se déroule doucement et dessine de jolies arabesques. Un immense sourire étire mes lèvres. J’ai envie de bondir et de danser dans tout l’appartement. Mais je reste sur le canapé comme si une ceinture de plomb m’y retenait. J’aimerais me mettre debout, cela soulagerait d’ailleurs cette douleur lancinante derrière ma cuisse droite. Mais je reste assis.

Quel dommage qu’Alice ne soit pas là ! Elle m’a tant encouragé, conseillé, rassuré. J’aurais envie de l’embrasser, de descendre à la cave prendre une bouteille de champagne et de nous en verser une coupe à chacun. Nous aurions trinqué à dix heures du matin et fait l’amour sur le canapé. Mais Alice n’est pas là. Et si elle avait été à Paris, elle serait au travail. Je lui aurais juste téléphoné, évènement exceptionnel dans notre monde de messages électroniques. J’appelle mes parents. Ils me félicitent mais leur ton reste monocorde. Aucune intonation de joie dans leur voix. C’est comme s’ils me parlaient depuis l’intérieur d’un scaphandre. Ils doivent s’inquiéter de me savoir seul en cette période studieuse. Incapable de partager la joie éprouvée toute à l’heure, je la sens peu à peu me quitter.

Les jours raccourcissent. Cela fait maintenant quatre ans que nous habitons cet appartement, Alice et moi, entre le parc Montsouris et la Butte aux Cailles. Je me sens chez moi ici. Le dimanche midi, nous allons bruncher à l’Oisive Thé. J’aime monter la rue Daviel, longer le village alsacien, passer devant La Folie en tête. Le soir nous allons souvent dîner aux Cailloux, aux recettes italiennes qui se renouvellent, tout comme les serveurs, toujours italiens, probablement des étudiants. Les matins de week-ends ou les soirs de printemps et d’été, je vais courir au parc Montsouris. Le circuit est agréable. Une montée douce, puis plus marquée et enfin un faux plat descendant. Quelques habitués ont les mêmes horaires que moi. Au cours des semaines, nous nous adressons un regard lorsque nous nous croisons puis un sourire, puis un « bonjour ». Lorsque je suis fatigué de grimper, je traverse le boulevard Jourdain et vais faire un tour dans le jardin de la Cité Universitaire. La dernière fois que je suis allé courir tombait une pluie fine, aucun enfant parc Montsouris. Quelques sportifs couraient après les jours enfuis.

J’ai passé mon enfance et mon adolescence en banlieue et vécu quelques années d’étude en Alsace. Je suis heureux d’habiter à présent dans le creux de la capitale, sur la rive gauche, protégé par les bras de la Seine. J’ai toujours le sentiment que la rive droite est plus bruyante, plus grouillante, plus vivante mais aussi plus nerveuse. Le soir lorsque je suis allé chez des amis, à un concert, un spectacle, prendre un pot ou dîner au restaurant sur la rive droite, je prends un Uber ou un bus pour rentrer chez moi. J’évite au maximum le métro (je ne suis pas un rat !). Lorsque j’ai le courage, je rentre en Vélib’. Parfois je passe à pied au-dessus de la Seine. J’aime marcher dans Paris la nuit. Rive droite, je me laisse dépasser par une foule pressée. Une fois passé le pont Saint-Michel, les lumières s’adoucissent, l’atmosphère se calme, les bruits de la rue s’atténuent, le pas des passants se ralentit et se synchronise au mien. Mon souffle se fait plus régulier. Je sais que je vais retrouver les bras d’Alice. Sur la rive gauche de la Seine rien ne peut m’arriver. Passer de la rive droite à la rive gauche, c’est comme placer un filtre orangé sur une photographie.

Je passe mes journées entières à travailler. Certains jours, lorsque je lève les yeux vers la fenêtre, je me rends compte que la nuit est déjà tombée et que je n’ai pas déjeuné. J’ai l’impression de traverser ce mois dans une combinaison de plongée. Le temps glisse tout autour de moi et les gens me frôlent sans que je les voie. Comme les poissons qui s’éloignent les uns des autres pour ne pas se heurter, je fais partie d’un ballet où l’espace est visqueux et où tous ceux qui s’approchent s’éloignent aussitôt d’un mouvement rapide. Ou bien c’est moi qui m’éloigne d’eux. Je suis comme dans un banc de poissons. Les poissons ont beau être très nombreux et très proches, jamais ils ne se touchent.


Le chapitre des Généralités est terminé. Je commence l’un des deux chapitres de description et d’interprétation des expériences. Le dix décembre, j’enverrai le manuscrit aux rapporteurs. La soutenance est fixée au onze janvier. Depuis ma retraite studieuse, je reçois des textos de Pierre, mon ami et voisin de bureau au labo, de ma sœur ou de ma mère : « Comment vas-tu ? » – « Comment te sens-tu ? » – « On pense très fort à toi » – « Appelle quand tu veux ». Parfois d’autres amis, des collègues ou même mon directeur de thèse m’envoient un message. Même mon voisin, que je connais pourtant peu, vient quelquefois sonner à la porte. Il s’inquiète de savoir si tout va bien. Je fais bien de ne plus aller sur les réseaux sociaux, je serais assailli de messages ! C’est comme si la terre entière était au courant du fait que j’étais dans une période de rédaction intense. Leur soutien est agréable mais cette sollicitude me semble un peu exagérée. Ce matin, c’est la mère d’Alice qui m’appelle. Sa voix est très faible. Cette femme d’une soixantaine d’années parle avec la voix tremblante d’une vieille dame malade de quatre-vingts ans. Dans un premier temps, je m’inquiète, j’ai peur qu’Alice ait été prise dans une tempête tropicale, se soit perdue au milieu de la forêt amazonienne ou ait été piquée par une araignée mortelle. Sa mère ne m’annonce aucune mauvaise nouvelle. Elle me dit qu’elle a des hauts et des bas, qu’elle pense beaucoup à Alice et qu’elle pense beaucoup à moi. J’imagine qu’elle est gravement malade mais n’ose pas lui poser de question. Alice m’en a certainement parlé; enfoui dans mon travail, je n’ai pas dû être attentif.

Je travaille depuis un long moment (plusieurs heures ?) sur la partie « Texturation de l’oxyde de cérium par des tensio-actifs non ioniques », quand une série de détonations venant de la rue me fait sursauter. Les muscles de ma mâchoire se contractent puis se raidissent au point de me faire mal. Les lettres sur l’écran de mon ordinateur deviennent floues. Malgré de grandes inspirations, l’air n’entre plus dans mes poumons. Le bruit reprend, comme une déflagration, une explosion, un moteur à explosion. La moto s’éloigne déjà en vrombissant.

Je fais un tour dans l’appartement. Par terre dans l’entrée, une lettre : la lettre officielle de mon embauche aux Laboratoires Darieux. J’aime l’ambiance désuète de mon immeuble où c’est encore le concierge qui distribue le courrier sous les portes d’entrée des appartements. Lorsque j’entre dans mon immeuble, je retourne à la fin des années soixante, l’époque où il a été construit, je retourne dans les Trente Glorieuses, lorsque tout le monde avait un travail, que l’Europe vivait dans la paix, que M. Jules, jeune ingénieur talentueux, venait de s’installer avec sa femme dans un bel appartement de l’escalier A, que sa femme n’était pas morte et qu’il n’était pas lui-même affaibli par un cancer. Le hall est vaste et tout recouvert de marbre rose comme les escaliers et les paliers. Il est décoré d’un large parterre de plantes vertes bien entretenues plantées dans une jardinière de marbre. Au-dessus de celle-ci, un miroir occupe tout le mur et rend le hall encore plus grand. On y croise toujours le concierge, le matin, en train de faire le ménage. Cet immeuble, c’est comme une île dans nos vies incertaines.

Je tiens entre mes mains ma lettre d’embauche aux Laboratoires Darieux ; je vais entrer dans « le monde du travail ». Dans quelques mois, pour la première fois de ma vie je serai employé dans une grande entreprise, « fleuron de l’industrie française » comme on dit. Je n’ai jamais trop su ce que cela signifiait. J’imagine un grand porche surmonté du nom de l’entreprise et orné de fleurs sculptées dans la pierre. Je me vois passer sous ce porche. J’en éprouve une fierté, un soulagement, j’entre dans un sanctuaire. Mais ses murs se haussent et le transforment bientôt en prison. J’ai l’impression que la jeunesse, sans bruit, va périr et qu’il se dressera un mur immense. Il me cachera les temps à venir qui s’enfuiront à toute allure.

J’aimerais que ma vie d’étudiant ne s’arrête pas. Je l’ai prolongée exprès. Pas du tout dans le but d’avoir une meilleure situation professionnelle. Après les classes préparatoires, j’ai intégré une école d’ingénieurs. Au lieu d’y passer trois ans, j’y ai ajouté une année de césure, entre la deuxième et la troisième année, pour faire des stages. Ensuite j’ai fait une thèse. Trois ans de plus, trois ans de gagnés sur le temps qui passe. Neuf années d’étude après le bac, comment étirer les temps davantage ? J’ai encore en tête des souvenirs très précis de grande section de maternelle. Un après-midi à discuter avec mes camarades de classe, Max et Fanny, de l’univers et de l’infini pendant une séance de travaux manuels. La première fois que j’ai su lire le mot « vacances » écrit par Mme Leprince à la craie sur le tableau vert un matin de printemps. Me voilà propulsé plus de vingt ans plus tard. Toutes ces années semblent avoir été happées dans un trou noir, comme écroulées sur elles-mêmes en un précipice.

J’aimerais arrêter le temps pour continuer à aller à Jussieu. Manger un sandwich dans le Jardin des Plantes ou déjeuner à l’Inévitable. Prendre les tracts des étudiants de gauche le matin, en sortant du métro. Avoir le sourire des amis en arrivant au labo. J’aurais voulu que le mois d’octobre dernier ne s’arrête jamais. J’aime le début d’automne lorsque les feuilles des arbres commencent à jaunir. Elles prennent ce ton vert tendre de début de printemps en plein mois de novembre. On croit que la vie commence, elle s’achève bientôt déjà. Le temps a été étrangement doux cette année. Jusqu’à la mi-novembre, nous pouvions rester tard en terrasse. Nous voilà déjà fin novembre. Pendant ces années de thèse, avec Pierre, Lise, Aurélie, Mathieu et parfois quelques autres étudiants, après la journée au laboratoire, nous allions souvent prendre un pot au Baker Street Bar, rue des Boulangers. Quelquefois Alice nous y rejoignait. Le mardi midi nous allions jouer au foot dans les Arènes de Lutèce. Les vendredis soirs nous prolongions la soirée, nous allions prendre des cocktails au Crocodile. Le samedi soir il y avait souvent des fêtes chez les amis. Pierre ou Aurélie organisaient ce qu’ils appelaient les « belles fêtes ». Le concept était que chaque invité pouvait lui-même inviter d’autres amis. C’est lors d’une soirée chez Aurélie que j’ai fait la connaissance de Thomas, garçon passionné de politique. Nos conversations me changent des discussions sur les interprétations des diagrammes de diffractions de rayons X. Un soir chez Pierre, je me souviens avoir vu apparaître dans l’encadrement de la porte la silhouette de Nicolas, un ami habitant à Londres. Je ne savais pas qu’il était de passage à Paris. Ces soirées vont me manquer. Chacun va trouver un travail, certains partiront à l’étranger ou en province, des bébés vont naître. Aurélie est partie s’installer en Afrique du Sud il y a déjà un an. Ces derniers temps, je vis chacune de ces habitudes pour la dernière fois. On a rarement conscience des dernières fois alors qu’on se souvient parfaitement des premières. Ma première rencontre avec Alice par exemple, dont j’aime me souvenir comme d’un moment et d’un lieu suspendus dans le temps et dans l’espace.


Depuis ce matin, j’organise les figures et les tableaux du chapitre II, j’insère les légendes, j’ajoute les références des figures dans le texte. Juste avant que je ne sauvegarde, mon ordinateur plante. Il faut tout recommencer. La radio diffuse un air d’opéra qui m’agace. Je zappe sur FIP et tombe sur un morceau de rock. Je ne reconnais pas le groupe. L’air me plaît. Je l’écoute avec attention mais au lieu de m’entraîner et de me donner de l’énergie, la musique peu à peu me tétanise. J’ai très mal dans les bras et les cuisses comme si mes muscles allaient imploser. Mes oreilles de nouveau se mettent à siffler. Trop de notes, trop de volume, trop de batterie, trop de basse, trop de tout. J’éteins la radio et vais boire un verre d’eau dans la cuisine.

Alice me manque. Elle rentre samedi. J’ai hâte. Depuis qu’elle est partie, j’ai souvent envie de lui envoyer un message. Au cœur de la forêt amazonienne, il n’y a ni réseau téléphonique ni connexion internet. Elle atterrit tôt samedi matin. J’irai la chercher en RER à Roissy. Par réflexe, je regarde sur WhatsApp pour voir si elle a pu se connecter récemment. Mais non, évidemment. Sa dernière connexion date du vendredi 13 en début de soirée, la veille de son départ. Je ne me rappelle pas lui avoir dit au revoir. Je me promène dans les couloirs de ma mémoire mais ne parviens pas à me souvenir du moment de son départ. Je prends différentes directions et ça m’échappe toujours, comme si je poursuivais un souvenir qui se dérobait par une porte entrebâillée. Son avion décollait sûrement tôt le matin. Elle avait dû partir sans bruit de l’appartement pour prendre un taxi alors que je dormais encore.


Je me promène dans les alvéoles d’un oxyde de cérium mésostructuré. Je le reconnais à ses parois orange, à ses trous que je découvre à intervalles réguliers, tous les cinquante nanomètres. J’escalade les parois, j’en explore les porosités. Les alvéoles se mettent à sécréter un liquide rouge et visqueux comme du sang. Je parcours ces rugosités, le sang coule sur moi et tache mes vêtements. Je m’y englue.

Je me réveille en nage. La chambre est dans la pénombre. Un triste jour de novembre où il fera nuit toute la journée. Je me lève pour aller me doucher, me laver de ce rêve inquiétant. Dans l’entrée sous le petit banc, les chaussures de randonnée d’Alice. Comment a-t-elle fait sans ? Pour les marches dans la forêt, je crois qu’on lui avait recommandé des bottes hautes en caoutchouc pour éviter les morsures de sangsues. Mais il lui faut d’autres chaussures, elle a sûrement pris ses tennis.

Sous la douche je me rends compte que l’hématome derrière ma cuisse forme une grande tache brun jaunâtre qui s’étend sur le côté de ma jambe et se divise en plusieurs autres, plus petites. Je n’ai pas mal.

Alice revient demain. Il faut que je range l’appartement avant son retour. Des vêtements, des papiers, des sacs traînent partout dans la chambre et dans l’entrée. Sur la table du salon où je me suis installé pour travailler s’empilent des livres, des publications scientifiques, des feuilles imprimées. Dans un coin de la chambre, derrière une chaise sur laquelle s’entasse du linge, sont posés en vrac quelques sacs de voyage et une grosse valise. Alice les avait tous montés de la cave en préparation de son voyage, ne sachant quel bagage choisir. J’emporte dans l’entrée les petits sacs et la valise. Je soulève un gros sac à dos. Il est lourd. Je l’ouvre, et découvre une paire de bottes en caoutchouc. Dessous, je sors la polaire d’Alice, son anorak, ses affaires de toilette, sa trousse à pharmacie. De plus en plus vite je vide le sac, jette les affaires par terre, les unes après les autres, fouille à la recherche de quelque chose; je ne sais pas de quoi. Je m’assieds sur le lit. Je frotte mes mains moites sur mon pantalon, me mets à grelotter, frictionne mes bras pour me réchauffer. Les tremblements ne s’arrêtent pas. Dans la poche extérieure ajourée du sac à dos, j’aperçois un morceau de carton bordeaux et une feuille de papier : le passeport d’Alice et son aller-retour Paris-Quito. Je tourne les pages du passeport. C’est bien sa photo d’identité, ses cheveux blonds, ses grands yeux noisette, c’est bien sa date de naissance, 17 avril 1989, ce sont bien les tampons de nos quelques voyages en commun, aux États-Unis, pour le mariage de son cousin l’été dernier, et au Vietnam il y a deux ans. C’est bien son passeport. Un petit morceau d’Alice. Mes mains n’arrivent plus à tourner les pages. Des fourmillements les paralysent. Les muscles de tout mon corps se relâchent comme s’ils étaient en train de fondre, comme s’ils ne voulaient plus tenir mon squelette. Tout devient flou autour de moi. Je ferme les yeux. Lorsque je les ouvre à nouveau, mon regard se pose sur la table de nuit, juste devant moi. Parmi des magazines, des stylos, une plaquette de médicaments entamée, je remarque des papiers froissés.

Je les déplie : deux billets de concert datés du 13 novembre.


Un souvenir me revient souvent en tête. C’était il y a cinq ans. J’avais passé la soirée chez Mathieu pour fêter son anniversaire. Il vivait en colocation dans un bel appartement de la rue Claude Bernard. C’était son anniversaire. Il y avait beaucoup de monde : des amis de sa troupe de théâtre, ses colocataires et bien sûr notre groupe de copains de l’École. Il faisait très bon, c’était au mois de mai. Une de ses copines de théâtre, Alice, une jolie blonde aux grands yeux noisette prenait l’air adossée au garde-fou d’une des fenêtres ouvertes du salon. Il faisait très doux ce soir-là. Lorsqu’elle m’avait dit bonjour, j’avais été charmé par son sourire puis happé par le groupe d’amis de l’École. Un peu plus tard, j’avais voulu la rejoindre à la fenêtre mais à ce moment-là Mathieu, déjà passablement éméché, m’avait entraîné vers la cuisine pour me faire goûter un cocktail de son invention. Beaucoup plus tard, lorsque j’étais retourné dans le salon, il n’y avait plus personne dans l’encadrement de la fenêtre ouverte.