Anne Bouchara

Pause cigarette

C'est dur en ce moment, ma femme m'a quitté, la gamine sèche les cours et traine avec des types pas fréquentables.

Moi je bosse le soir, enfin à partir de dix-sept heures, de la fermeture du chantier jusqu'à minuit, en intérim. J'ai toujours travaillé en interim. Je sais jamais si ça va durer deux jours, deux mois ou deux ans. C'est comme ça. C'est souvent en horaires décalés, comme on dit, le soir ou bien la nuit. Ça paye mieux. Le boulot que je fais en ce moment, c'est pas trop dur. Je fais le tour des installations, des échafaudages. Il faut juste regarder qu'il n'y ait pas d'intrus ni rien d'anormal. C'est tranquille. La semaine dernière j'étais sur un chantier à Villejuif, le long de la N7. Un gros bâtiment de bureaux en construction. Des fils qui pendouillent, des climatiseurs accrochés aux plafonds encore en béton brut, c'est marrant de se promener dans la carcasse de futurs bureaux. De se dire que là, il y aura des gens qui travailleront. Sinon, rien de spécial ! C'est moche tout ce béton gris, même pas fini. Quand un bâtiment n'est pas terminé, il a un peu le même aspect que le jour où il tombera en ruine. Toutes ces grosses boites, avec ce qui se passe de nos jours, ça finira par couler. Tout ça, ça finira en ruine.

Depuis trois jours, j'ai changé d'affectation. Déjà, c'est plus pratique en transport. J'arrive depuis La Courneuve par le RER B à Châtelet, je marche dix minutes et j'y suis. J'aime bien marcher dans Paris, le long de la Seine. J'ai l'impression d'être en vacances. Bosser là, c'est cinq étoiles ! C'est le début du printemps, c'est beau ces arbres roses en fleurs. J'avoue que j'y viens pas souvent dans le centre de Paris mais c'est beau quand même. Quand je monte sur le chantier, je suis le roi du monde. Tout seul là-haut, sur les toits de la cathédrale, c'est la plus belle vue de Paris. La Seine juste à côté, au loin, la Tour Eiffel, les beaux immeubles parisiens tout autour. Les deux tours, la flèche, là, vues de tout près. Il n'y a pas grand monde qui les aient vues d'aussi près ! J'ai de la chance. Ça fait du bien de se changer les idées.

Avec Cynthia, ça a été dur ces derniers temps. Comme je travaillais toujours le soir et elle, la journée, on se croisait pas beaucoup. Un jour, je sais plus bien pourquoi, j'avais l'impression qu'elle me cachait un truc. Ça m'a foutu hors de moi. Elle me disait quoi, qu'est-ce que tu racontes, mais moi ça m'a énervé. Et elle m'a reproché de jamais être là et moi j'ai dit si je bossais pas le soir, et que j'avais pas des horaires de nuit avec les indemnités en plus, c'est pas avec son salaire de caissière à temps partiel qu'on paierait le loyer et elle m'a dit ah si j'étais pas tombée sur toi peut-être j'aurais pu avoir plus d'ambition. Je vois pas le rapport. Enfin bref, ça m'a énervé. Je me suis mis à gueuler. Elle voulait sortir de l'appartement, elle disait j'ai besoin de prendre l'air. Je me suis mis au milieu, j'ai mis mon pied au travers de la porte d'entrée. Elle insistait. Moi j'ai pas supporté qu'elle me tienne tête comme ça, j'ai pas bougé. Elle m'a poussé un peu, j'étouffe ici elle disait, elle criait plutôt, moi je voulais pas bouger mon pied, pas question de céder. Alors elle a insisté encore, elle voulait vraiment sortir, elle pensait peut être que j'allais enlever mon pied, mais je l'ai pas fait, pourtant je voyais bien qu'elle était décidée. Elle a foncé pour sortir et sans faire exprès je lui ai fait un croche-pied. Elle était tellement énervée, elle a foncé, et comme il y avait toujours mon pied en travers, elle a trébuché et elle est tombée. Elle s'est étalée de tout son long. Je voyais qu'elle avait mal. Merde, j'ai dit pourquoi t'a insisté, tu voyais bien qu'il y avait mon pied. Mais elle a rien répondu, elle avait le visage tout tuméfié, et elle gueulait comme pas possible en posant sa main sur son épaule. Obligé d'appeler les pompiers. Ils ont demandé ce qui s'était passé. J'ai dit qu'elle avait trébuché sur le paillasson. Elle, elle a rien dit, mais elle me regardait comme si je n'existais plus. Jamais je lui avais vu un regard comme ça. Elle a fini à l'hôpital. Putain, je pensais pas que ça en arriverait là. C'est pas de ma faute, c'est elle qui a insisté pour passer.

Et la gamine, elle était pas là, je sais pas où elle trainait encore. Vraiment à ce moment-là j'avais envie de tout foutre en l'air, de me casser, de marcher, marcher. Partir dans les champs et arriver je sais pas où. J'ai voulu aller voir Cynthia à l'hôpital le lendemain mais elle a pas voulu me voir. J'ai pas insisté, j'ai pas fait de scandale, au fond de moi je me disais j'ai assez merdé comme ça.

Depuis, elle est sortie de l'hôpital, mais elle est allée vivre chez sa sœur. La gamine, elle comprend rien à ce qui s'est passé. Je lui ai rien dit, j'ai honte. Elle habite encore avec moi. De toute façon il y a pas la place chez la sœur de Cynthia. J'essaie de lui parler pour pas qu'elle traine avec le dealers du quartier. Mais les rares fois où elle est à la maison, elle est sur son téléphone, avec ses écouteurs dans les oreilles. J'ose plus me mettre en colère ; alors je dis rien. C'est con, des fois, dans la vie, comme un tout petit truc, ça peut prendre des proportions énormes.

Là, ce soir, ça me fait du bien d'être en plein milieu de la plus belle ville du monde. Cette vue, c'est un truc de fou. Mêmes les mecs les plus riches de Paris, ils ont pas cette vue-là ! Il y a un peu de vent, ça fait du bien, ça vivifie. J'ai pas grand-chose à faire. Faut juste surveiller qu'il n'y a rien d'anormal ni qu'il n'y ait pas d'intrus. Y a jamais rien d'anormal, alors ça me laisse le temps pour regarder le paysage et pour cogiter, ça oui, je cogite pas mal quand même. Allez c'est bon, y en marre de faire des allers-retours sur l'échafaudage, une petite pause, là, face la Seine. Difficile d'allumer ma cigarette avec ce petit vent. Je sais, c'est interdit, mais franchement ça va, j'ai bien le droit à un petit moment de détente, moi aussi. Et puis, je vois vraiment pas ce qui pourrait prendre feu, il n'y que du métal et de la pierre tout autour. Tout le monde fume, de toute façon, sur cet échafaudage. Alors, quoi ? J'ai bien le droit à mon petit moment de détente moi aussi : la plus belle vue de Paris et ma cigarette. Pourquoi ça serait toujours les mêmes, les privilégiés ?

Ah, ça fait du bien… Il fait un peu moins froid ce soir. Demain, c'est le 16 avril, c'est mon anniversaire. Ça se trouve, Cynthia va me rappeler, elle va me dire qu'elle revient. Vraiment, ça serait le plus beau cadeau de ma vie. Et Louna, peut-être qu'elle va arrêter de traîner avec ces graines de dealers. Putain, c'est beau quand même ! Les mecs qu'ont construit ça, chapeau ! À l'époque en plus, y avait pas les moyens d'aujourd'hui. Bon allez une dernière taffe et je continue mon tour.