Plettenberg Bay
Ce matin, je monte dans EXIL à la station Cité Universitaire, juste avant que les portes automatiques ne se referment. Je me retrouve coincée tout près d’un homme, jeune et malade. Il est blême. Sa peau, ses cheveux, ses vêtements, tout semble avoir pris une couleur uniforme, beige jaunâtre. Son haleine est nauséabonde et il fait entendre de petits claquements dans le fond de sa gorge. Je ne peux pas bouger, pas la place. Je plonge dans son œsophage, son estomac, ses intestins, son foie malade. J’ai envie de vomir. Tout en essuyant mon front du dos de la main, j’essaie de tourner la tête pour capturer la moindre trace d’air non vicié. Les trois personnes à côté de moi ne semblent pas incommodées. La rame est surchauffée. J’ai pris ma douche il y a à peine une demi-heure et je sens déjà perler sous ma robe des gouttes de sueur.
Je pense à Plettenberg Bay. Personne sur des centaines de mètres de plage. Les minuscules et innombrables cristaux de quartz transparents et de mica jaune jouent avec les rayons du soleil. Ils forment une infinité de points de lumière. Le blanc de l’écume m’éblouit. L’eau se pulvérise en mille gouttelettes qui restent quelques instants en suspension dans l’air ; elle se répand en une mince couche transparente sur le sable à marée basse. J’aime m’asseoir dans cette nappe d’eau tiédie par le soleil, jouer avec le sable, en prendre une poignée dans ma main et la laisser filer entre mes doigts. M’étendre contre le sol, me rafraîchir dans cette eau transparente, sentir la fine rugosité des grains de sable sous mon corps. Dans le RER, je suis obligée de me hausser sur la pointe des pieds, de contracter mes muscles pour opposer un peu de résistance aux personnes qui me compressent. Au-dessus de l’océan, le ciel est uniformément bleu. La lumière dorée du soleil crée de petites touches scintillantes à la surface de l’eau. Le jaune du soleil se mélange au bleu de l’océan, reflet du ciel, pour créer ce turquoise doux et apaisant. À Plettenberg Bay, le regard ne rencontre aucun obstacle. L’océan se répand jusqu’à l’horizon et la plage qui le borde ne semble jamais finir. Même les arbustes qui ont poussé dans la brise marine se couchent sur le sable.
J’aimerais être loin ou revenir en arrière, lorsque j’étais étudiante. Pendant mes trois années de thèse, le matin, je prenais un bus pour traverser le treizième arrondissement et aller dans le cinquième. À midi, je déjeunais avec Aurélie d’un sandwich au Jardin des Plantes, sur les quais de Seine ou dans les arènes de Lutèce. D’autres amis parfois se joignaient à nous : Pierre, Mathieu, Sonia… Il me semble qu’il ne pleuvait jamais à cette époque-là. Aujourd’hui, plus de bus, plus de casse-croûte en plein air. Seulement deux stations aériennes, puis le RER creuse la terre pour dépasser la ville, direction banlieue nord.
Les deux prochaines semaines vont être denses. Dans quinze jours, je dois présenter le projet de mon équipe lors du séminaire annuel de la Recherche et Développement de ma division. Le directeur de la R&D des Laboratoires Darieux sera présent ainsi que tout le staff des patrons, comme ils aiment à se désigner eux-mêmes… D’ici là, il reste beaucoup de données à analyser et à synthétiser. Les résultats des derniers tests cliniques du médicament tomberont mercredi. J’ouvre Outlook sur mon téléphone. Encore dix mails d’Olivier me demandant des nouvelles de l’avancement du projet. Il connaît pourtant le planning ! Pourquoi vouloir accélérer le temps ? En ce moment, les jours se font des croche-pieds les uns aux autres…
Entre les stations Cité Universitaire et Denfert-Rochereau, le RER roule encore en surface. Les roues ricochent sur les rails en faisant un « pa-pam, pa-pam », « pa-pam, pa-pam » de voyage au long cours, qui me donne l’ironique impression de partir en vacances.
Denfert-Rochereau. Dernière station avant de s’enfoncer sous terre. Quelques personnes sont descendues pour prendre les correspondances vers les lignes quatre et six du métro. Un peu d’espace s’est libéré.
Sur le quai, je reconnais, de dos, le jeune homme malade de la veille. Autour de lui, les gens vont, viennent et le contournent sans le voir. L’écran publicitaire devant lui vante une promotion pour un voyage vers Plettenberg Bay. La vidéo est prise du large. Au premier plan, on y voit des vagues sur le point de déferler, d’où jaillissent deux dauphins. Les dunes attendent à l’arrière-plan, prêtes à leur ravir la vedette, quand les vagues déferleront enfin. Mais voilà, les vagues ne déferlent pas, elles roulent et roulent sans se briser. Bien sûr, le ciel est bleu. La vidéo ne dure que quelques secondes et passe en boucle. Les dauphins plongent et remontent, plongent et remontent… Tout le monde autour est gris. Les voyageurs se déplacent sur le quai dans un mouvement mécanique. Un défilé d’automates. Les gens dans la rame, tout habillés de sombre, sont immobiles.
Les couleurs de l’écran sont même un peu trop saturées et ne disent rien de la réalité de Plettenberg Bay, de ce bleu-vert si nuancé qui vient se fondre dans le blanc de l’écume. Les dauphins sont grotesques et font penser à une publicité pour Marineland. Au premier plan sur la prise de vue, ils sont trop évidents. J’ai le souvenir encore très vif de sortir de la maison derrière les dunes en fin de journée. Devant moi pointe un palmier, et au fond s’étend l’océan. Il faut l’observer longuement. Un groupe de dauphins jaillit de l’eau, joue dans les vagues et interprète l’unique ballet à pouvoir se passer de chorégraphe. La saison estivale commence à peine en ce début novembre. Il n’y a personne sur la plage. Seuls les dauphins profitent des vagues, et moi aussi, dans l’eau jusqu’à la taille, de l’autre côté de la Terre. J’aime l’océan, j’aime entrer d’un coup dans l’eau salée et plonger dans les rouleaux. Lorsque la série de vagues se calme, j’aime m’allonger à la surface de l’eau, faire la planche et regarder devant moi, mes pieds au premier plan, la plage et les dunes derrière.
Je vérifie mes mails sur mon téléphone. Une série de messages d’Olivier, envoyés entre trois heures cinquante et une, et cinq heures trente-sept du matin. Il ne dort donc jamais !
Aujourd’hui, je dois faire le plan détaillé de ma présentation Powerpoint. J’en ai assez d’utiliser ce logiciel qui annihile la pensée. Il faut aller droit au but, sans nuances, sans subtilité, sans hypothèses, sans incertitudes, sans surprise possible, ce qui est pourtant l’essence même de la découverte scientifique.
Personne ne descend à Port-Royal. Il n’y a plus d’air. Aujourd’hui, l’Institut Larolle doit m’envoyer les résultats des tests cliniques. Depuis le début du trajet, je vérifie mes mails mais rien n’est encore arrivé. Et cette connexion Internet qui passe mal ! Dehors, il a plu. Étrange saison, comme un éternel octobre. Montent des parapluies dégoulinants qui réduisent encore plus l’espace. Ne pas s’en approcher pour éviter que leurs baleines filent mes collants, ou que l’eau sur leur toile ne vienne me tremper.
Le signal strident retentit, les portes de la rame se referment, et le train redémarre. L’humidité se condense sur les vitres. Elles deviennent des écrans de buée qui cachent l’absence de paysage. Parfois, des coïncidences souterraines : un homme debout en costume clair, juste en face de moi, est plongé dans la lecture d’Une saison blanche et sèche d’André Brink. De mon sac, je sors le même livre. Je ne sais pas s’il l’a remarqué. Je le regarde, mais il ne lève pas les yeux. Je reprends ma lecture… J’en étais à la page deux cents, je crois. C’est un voyage dans un pays lointain, un train parcourt le veld d’un horizon à l’autre.
Une jeune femme que la pluie a dû surprendre est montée trempée dans le train. Elle s’adosse à un strapontin, ramène sur le côté ses longs cheveux blond vénitien et les essore comme si elle sortait d’une baignade en mer… J’aime cette couleur de cheveux, plus rare que le blond, plus belle que le roux. Son nom lui-même fait voyager : blond vénitien. Aurélie a exactement cette couleur de cheveux. La première fois que je l’ai rencontrée, c’était chez Pierre. Elle était assise sur le canapé, très droite, ses cheveux bouclant jusque sur ses épaules. Elle souriait. Avec une moue gracieuse, la jeune femme passe les doigts dans ses cheveux pour les démêler. Il me semble qu’elle en extrait un filament d’algue vert clair… Très furtivement, au moment où elle le jette sur le sol, j’ai l’impression qu’elle m’adresse un regard. De trois quarts, dans l’allée centrale derrière elle, je reconnais le trentenaire au teint cireux. Il semble toujours aussi malade.
Sur les rochers doux et ronds de Plettenberg Bay (ils ressemblent à des galets géants) poussent des algues d’un vert clair lumineux, presque fluorescent. Cette couleur forme une harmonie parfaite avec le bleu turquoise de l’océan en arrière-plan et le blond du sable tout autour.
Aurélie et moi étions allées à Plettenberg Bay il y a trois ans, lors d’un périple de quelques semaines, profitant de la période d’oisiveté à la fin des études. C’est l’heure du petit déjeuner. Dans la cuisine commune du bed and breakfast, je me sers dans un bol une salade de mangues et de papayes et pars pieds nus la déguster sur la plage déserte, à marée basse. Nous marchons longtemps le long de l’eau. La mangue bien mûre fond sur ma langue et la papaye me rafraîchit. Par moments, Aurélie attrape du bout des doigts un morceau de fruit dans mon bol. Mes pieds s’enfoncent légèrement dans le sable mouillé. Leurs empreintes se remplissent d’eau.
Je réussis à m’asseoir à la station Luxembourg, ce qui est exceptionnel à cet endroit du trajet. Mais parfois, un peu de chance… Alors que vous êtes debout, dans le couloir central, la personne assise à côté se lève et descend. Je souris de cette petite victoire sur le quotidien, soulagée d’être assise, de disposer d’un petit espace vital. Mais cette satisfaction se mue rapidement en un sentiment de vide, de ridicule. Mon sourire se transforme en rictus. Pouvoir s’asseoir dans le RER, quelle victoire dérisoire !
Le siège sur lequel je suis installée est d’un orange qui tend vers le marron. Ceux d’à côté sont bleus. L’ensemble est si inharmonieux que j’ai longtemps pensé que ces sièges orange avaient été installés en remplacement de sièges bleus détériorés, cette dernière couleur étant en rupture de stock… Pour ne pas voir cette laideur tout autour, je fixe un point du sol couvert d’un revêtement en plastique bleu usé. Je m’engouffre dans ce bleu qui s’éclaircit, devient lumineux, se teinte de vert, prend la couleur des eaux de Plettenberg Bay. « Plettenberg Bay », j’aime le rythme des syllabes de ce nom. Parfois, je me le répète, quand tout est laid sous le bitume de Paris.
Aujourd’hui, Aurélie vit à Plettenberg Bay. C’était parti comme un pari. Durant notre périple en Afrique du Sud, nous avions rencontré John, un Australien, et Eva, une Américaine, dans un backpackers du Cap. Nous avions très rapidement sympathisé et décidé de faire un bout de voyage ensemble. C’était parti comme un pari. Une discussion de fin de soirée. Un bar sur la plage, à Plettenberg Bay, à la lumière des bougies et du clair de lune. Une soirée où l’on peut garder les bras nus, où l’air doux caresse la peau. Une de ces discussions au cours de laquelle on s’imagine une vie nouvelle. Comme beaucoup de décisions importantes de la vie, de changements radicaux, cela avait commencé comme un jeu. On avait repéré dans la journée une petite maison à vendre derrière les dunes. John était informaticien et Eva avait étudié l’économie. Aurélie aimait cuisiner comme elle aimait la chimie, expérimenter, inventer de nouveaux mélanges, de nouvelles recettes. La petite maison à retaper derrière les dunes se transformerait en un bed and breakfast idéal. John concevrait le site web, Eva s’occuperait du plan de financement et de la gestion, Aurélie coordonnerait le tout et inventerait des recettes de brunchs délicieux.
Il y a d’innombrables discussions dans le monde où, entre amis, en famille, en couple, on s’imagine vivre ailleurs, exercer un autre métier… Dans les esprits, les idées sont restées, elles se sont réalisées la nuit en rêve, mais le lendemain et tous les jours qui suivent, dans la réalité, rien n’a changé. Quelques-unes aboutissent à un projet réel. Cette discussion au clair de lune de ce début novembre en fit partie. Ils voulurent m’embarquer dans leur aventure. Mais non, je n’avais pas fait tant d’études, mes parents ne m’avaient pas payé toutes ces années d’études, dont ils étaient pudiquement si fiers de l’aboutissement, pour que j’abandonne maintenant. J’étais déjà embauchée, je commençais le seize novembre chez les Laboratoires Darieux… Impossible de refuser une telle offre…
Les résultats des tests cliniques de la formule sont tombés hier dans la matinée. Ils ne sont pas aussi bons qu’attendu. La différence d’efficacité par rapport au placebo n’est pas significative. Mais le placebo donne lui-même de très bons résultats chez les patients… Parfois, je me demande quel est le sens de tout cela. Un jour, un médecin m’a dit que cinquante pour cent de l’effet d’un médicament résidait dans le fait de prendre un comprimé dans une boîte pour le porter à sa bouche…
Nous avons une réunion de crise à neuf heures avec l’Institut Larolle. Le moindre questionnement, le moindre inattendu devient une crise, rien n’est relativisé. J’ai l’impression d’être dans un monde parallèle où les vrais drames de la vie n’existent pas. Les personnes adoptent une mine défaite, deviennent blêmes, comme s’ils avaient perdu un proche. J’ai de plus en plus de mal à entrer dans ce jeu ridicule.
Machinalement, je cherche des yeux dans la foule la mine étrange du jeune homme malade. Mais il n’est pas là.
Le RER s’arrête. À cause du monde dans la rame, je ne parviens pas à voir les panneaux sur le quai. J’aperçois du carrelage bleu… Saint-Michel – Notre-Dame. J’aime bien le nom de cette station. On est dans un monde à part, un peu hors du temps, dans un décor des années soixante-dix, dont le nom rappelle qu’au-dessus, bien plus haut à la surface, se dresse l’un des plus beaux et des plus vieux monuments de Paris. « Notre-Dame », je vois son nom chaque jour sous la terre, mais elle, je ne la vois presque jamais. À Saint-Michel – Notre-Dame, la descente ne se fait pas à droite, mais à gauche dans le sens de la marche. Il y a toujours une ou deux personnes inhabituées qui se rangent du mauvais côté de la rame, prêtes à appuyer sur le bouton qui enclenche l’ouverture de la porte et se retrouvent devant un mur, comme si elles étaient prises au piège.
Là-bas, c’est le bout du monde. C’est la sérénité de la plage déserte et la quiétude de savoir que très loin, très loin devant, au-delà de l’immense océan, il n’y a rien. Rien d’autre qu’un continent immense, désert et glacé. La paix totale. Une sensation de vertige que devaient ressentir les premiers navigateurs qui ignoraient que la Terre était ronde et devaient craindre, à tout instant, de tomber dans un précipice. Je suis sur un promontoire au-dessus de l’infini.
Aurélie était rentrée avec moi en avion, avait passé un mois à Paris pour régler des questions administratives et revoir sa famille avant son départ définitif. Ses parents pensaient qu’elle prenait des risques fous. Risque physique dans ce pays où l’insécurité régnait, et risque financier car elle devait emprunter l’intégralité de la part qu’elle mettrait dans l’entreprise. Son père, entrepreneur, louait cet esprit d’initiative mais considérait que ce projet-là était totalement déraisonnable. Sa mère était très inquiète. Bien sûr, ils avaient essayé de la dissuader de repartir, d’autant plus que l’Institut Larolle lui proposait un poste en CDI. Quant à moi, j’étais admirative, j’aurais aimé être à sa place. Je connaissais bien ses parents pour avoir passé plusieurs week-ends dans leur maison de campagne dans la Creuse. J’avais essayé de les convaincre du sérieux du projet d’Aurélie. Mais ils étaient têtus, autant que leur fille, et avaient même refusé de l’accompagner à l’aéroport le jour du grand départ.
Aurélie et moi avions pris un taxi pour Roissy et étions arrivées très en avance. J’aime les halls de départ des aéroports. Ils sont toujours plus peuplés que les halls d’arrivée, plus joyeux, on y ressent une effervescence. Les panneaux indiquent des destinations qui font souvent rêver : Kuala Lumpur, Oulan Bator, Cape Town… J’aime les halls de départ, ces gens bien habillés et leurs bagages bien faits. Nous avons eu le temps de prendre un thé dans un café plein de voyageurs arrivés comme nous en avance. J’ai accompagné Aurélie jusqu’à l’entrée des salles d’embarquement. Nous nous sommes serrées dans les bras. Juste avant de disparaître dans la foule, elle m’a lancé avec un immense sourire : « Reviens vite manger des papayes. » En reprenant le RER B pour rentrer de Roissy, j’avais les larmes aux yeux. Plus d’Aurélie à Paris. Elle partait loin d’ici.
Le train redémarre. Cet homme un peu dégarni, recroquevillé sur un strapontin, a dû avoir un réveil difficile : ses yeux sont minuscules et il reste un peu de mousse à raser derrière son oreille gauche… comme un morceau d’écume. Son imperméable beige sans âge fait de lui un parfait Monsieur Tout-le-Monde. À quoi peut-il rêver ? À quoi peut-il penser ? Quel est son univers ? Dur et hostile ? Chaud et confortable ? Insouciant et utopique ? Rassurant et ennuyeux ?
Devant moi, une jeune femme se tient à la barre centrale de la rame. Elle est grande, elle est jeune, elle a de longues jambes fines, un visage d’actrice hollywoodienne et un corps de mannequin. Une blonde hitchcockienne, un mélange de Grace Kelly et de Linda Evangelista. Dans la vie réelle, elle devrait être sur un plateau de cinéma ou sur un podium de défilé de mode. Que fait-elle sous terre ?
Suite à la réunion de crise d’hier, je dois retravailler toute ma présentation Powerpoint, changer les messages clés, modifier les next steps. Chaque responsable de département, chaque conseiller scientifique y va de son avis, chacun veut imposer ses idées sur la façon de présenter les résultats.
Murs de carrelage orange… Châtelet-les-Halles. Fin d’après-midi, chaud soleil rasant. Enfermée dans le souterrain bétonné de Paris, dans un tas de ferraille, je revois souvent cette image. Une brume de fin de journée monte au-dessus de l’océan, se teinte de rose, d’orange, puis c’est tout le ciel et la surface de l’eau qui s’illuminent.
Beaucoup de voyageurs descendent de la rame, pressés, stressés, énervés alors que la journée commence à peine. Difficile d’imaginer que ces personnes ont une vie hors de ce souterrain. Lorsqu’ils sortent de la rame et montent les escaliers, on dirait des rats, une colonne de rats qui se grimpent les uns sur les autres. Des personnes attendent sur le quai. Mon regard s’arrête sur trois d’entre elles, les unes à côté des autres, une image qui reste dans ma tête et que plus tard je pourrai dessiner de mémoire. Leurs yeux tombent, leurs bouches grimacent un rictus hideux sous leurs cheveux hirsutes. Elles ont l’air malades, prisonnières de ces souterrains. Je rêverais de les en extraire pour les exposer au soleil.
Sous l’éclairage aux néons, tout le monde semble laid, fatigué, malade. Le moindre défaut sur la peau devient perceptible. Sur ce visage d’homme, une cicatrice au-dessus de la lèvre. Sur cette femme aux yeux bleus, des irrégularités de teint. Des cicatrices de boutons d’acné sur les joues de cette jeune fille. On doit sûrement voir apparaître cette imperceptible cicatrice que j’ai sur le nez.
Souvent, pour m’échapper de ces visages renfermés et taciturnes, j’imagine tous les voyageurs lorsqu’ils avaient quatre ou cinq ans. La femme aux yeux bleus se met à parler avec son voisin qui n’est pas cet homme dégarni mais un petit blondinet adorable. La cicatrice a disparu au-dessus de la lèvre de cet homme. Il a un visage rond, tout comme son voisin avec qui il échange des cartes de collection. Autour de la barre centrale de la rame, les trois personnes statiques se mettent en mouvement et tournent les unes derrière les autres en se tenant à la barre, comme si c’était l’axe d’un tourniquet. Elles tournent de plus en plus vite et cela se termine en fou rire. Adossé à un strapontin, se tient un petit garçon calme aux yeux noirs très vifs. Puis l’image se transforme, les trois personnes autour de la barre centrale regardent chacune dans une direction différente, évitant soigneusement que leurs regards ne se croisent, la femme aux yeux bleus rentre dans son livre et ne remarque même pas l’homme aux cheveux dégarnis assis juste à côté d’elle… Le mendiant aux yeux noirs reprend sa litanie…
Tiens, le jeune homme malade est là ! Ses cheveux châtain très clair et sa peau translucide le rendent presque invisible. Il est assis sur un strapontin, juste en face de moi et lit un roman dont je n’arrive pas à déchiffrer le titre… Un monsieur en costume, qui vient de monter dans la rame, s’assied sur les genoux du lecteur, qui ne réagit pas. Autour, personne ne semble surpris à part moi, comme si j’étais la seule à voir le lecteur au teint pâle… L’homme en costume est jeune, très beau et très chic. Trop chic même pour prendre le RER. Son costume gris semble avoir été taillé sur mesure. Ses chaussures légèrement pointues sont parfaitement cirées. Il porte une cravate discrète. Machinalement, il passe un doigt sous le col de sa chemise, et en tire une chaîne en or blanc qu’il porte autour du cou. Au bout de la chaîne, une dent de requin.
Les mois qui suivirent le départ définitif d’Aurélie, nous discutions souvent sur Skype. Le peu de décalage horaire facilitait les choses. John et Eva l’avaient rejointe rapidement. Leur projet avançait bien. Le temps passant, nos horaires de travail ne coïncidaient plus. Elle travaillait le soir et le week-end. Il était de plus en plus difficile de trouver des créneaux communs. Nous nous sommes mises à nous écrire de longs mails. Elle revenait à Paris pour Noël, et repartait début janvier, j’en profitais à chaque fois pour la voir. Difficile de partager les anecdotes du quotidien et les rêves quand on ne se voit presque plus. À présent, nous nous écrivons pour la nouvelle année et les anniversaires…
Parmi tous nos amis d’étude, dont certains avaient du mal à trouver le poste de leur rêve, beaucoup la considéraient comme une enfant gâtée. Pierre, qui était pourtant l’un de ses amis les plus proches, ne comprenait pas du tout son choix. Il pensait que tout abandonner était une sorte de trahison, à la science, à la formation universitaire, à ses parents qui lui avaient payé ses études. Il ne se rendait pas compte que la vie de beaucoup d’entre nous était dirigée par des non-choix. Pour moi, cela avait commencé au lycée, dès la fin de la seconde. Je me souviens de M. Morin, le prof de physique, qui était aussi notre professeur principal. En fin d’année, il avait recueilli les souhaits d’orientation de chaque élève. Quand mon tour était venu, il ne m’avait pas laissé parler. Il avait dit : « Première S, bien sûr, c’est tout tracé. » J’avais souri, mais en réalité j’avais ressenti un grand vide blanc. À seize ans, ma vie était déjà nette et lisse, comme un couloir carrelé aux joints bien colmatés. Rien ne pouvait s’en échapper, rien ne pouvait s’y égarer.
Souvent je m’imagine être à la place d’Aurélie. Dans le RER, je me dis : « Tiens, elle doit préparer le petit déjeuner. Elle coupe des papayes et des mangues dans un grand saladier pour régaler ses hôtes. » Et elle, pense-t-elle à moi ?
Le RER reprend sa route vers Gare du Nord. Aujourd’hui, c’est mon anniversaire. Depuis ce matin, j’ai déjà reçu quelques textos d’amis et d’un de mes frères. J’aime bien le jour de mon anniversaire, recevoir des coups de fil, des messages. Certains, auxquels je ne m’attends pas, me surprennent agréablement : Laurent, mon ancien collègue de thèse, a pensé à me le fêter. Et bien sûr, j’en attends d’autres avec impatience. L’an dernier, Aurélie m’avait envoyé la photo d’une papaye sur laquelle elle avait gravé au couteau : « Joyeux Anniversaire ! »
À neuf heures a lieu la répétition générale du séminaire d’après-demain. Je me repasse dans la tête la présentation… Je devais changer le graphe de la slide trois. J’ai complètement oublié. Pas de place pour sortir mon ordinateur. Je le ferai en arrivant, ça sera rapide. Vu l’heure, je serai un peu en avance, ça ira.
La répétition générale, le filage, comme on l’appelle en interne. Alors que cela n’a rien d’un vrai filage. Alors que cela n’a rien du vrai théâtre. C’est plutôt une comédie ratée où chacun joue inlassablement et indéfiniment le même rôle caricatural et vain. Le théâtre est un voyage, un voyage dans la vie. Le théâtre, c’est la vie en plus, la vie en trop. Peut-être est-ce là, finalement, la réalité ? Le théâtre, c’est un concentré de vie. Car la vie souvent ressemble trop à un rêve qui glisse de part et d’autre des êtres. Alors, le théâtre nous ressuscite, nous arrache à la torpeur et l’illusion du quotidien, à ces rames de RER où les voyageurs entassés, cachés du reste du monde, semblent demeurer dans les coulisses de la vie. Il nous porte à la lumière de la scène où s’exprime enfin un sentiment de vrai. Sur une scène de théâtre, je peux être une journaliste sexy et hystérique, je peux être une adolescente pure et enamourée, je peux être une vieille gouvernante sarcastique. Sur une scène, face à un public plongé dans la pénombre, je peux être multiple. Avec le reste de la troupe, nous formons une petite équipe. Cri de guerre avant d’entrer en scène. Je joue Alice dans Henry V et dans le public j’entends le rire d’Aurélie.
Ici, c’est un ersatz d’existence. Ces répétitions où l’on discute des heures de chaque slide n’a rien d’un filage, qui lui justement ne s’interrompt pas, et respecte la durée. Ici, même le jour J des présentations, la durée n’est jamais respectée. Pourquoi appellent-ils cela un filage ? Est-ce que dans le fond, ils voudraient eux aussi faire autre chose, être des artistes, jouer vraiment la comédie ?
Une jolie jeune femme, assise en face de moi, est impassible comme tous les autres voyageurs. J’aimerais être à sa place, elle semble paisible et sûre d’elle. J’aimerais prendre un peu de son assurance pour la réunion de tout à l’heure. Brusquement, de ses yeux, des larmes se mettent à couler, sans aucun bruit. Cela arrive souvent que des larmes coulent sur des joues, dans les galeries souterraines Paris. Les gens savent qu’ils peuvent pleurer, que personne n’en sera choqué, que personne ne sera dérangé mais que personne ne viendra non plus les consoler.
Après Gare du Nord, le train se retrouve de nouveau à l’extérieur. Des gouttes d’eau apparaissent à la surface des vitres. Il fait pourtant un beau temps d’été, le ciel est parfaitement bleu. Le soleil éclaire la rame et l’air doux entre par les fenêtres ouvertes. Je suis des yeux le trajet des gouttes sur la vitre, accéléré par la vitesse de la rame. Elles sèchent peu à peu et laissent apparaître des cristaux blancs… des cristaux de sel, comme des traces de larmes sur les joues, comme des traces d’embruns dans la banlieue nord de Paris.
À l’extérieur, le RER cesse son vacarme, écho des tunnels souterrains, pour retrouver le rythme à quatre temps de ses roues sur les rails. Je l’écoute attentivement. Il me semble que le train me fredonne une chanson : « pa-pam, pa-pam », « pa-pam, pa-pam », « pa-pam, pa-pam ». Il me scande ces quatre syllabes et bientôt je l’entends chuchoter, rien que pour moi : « plet-ten-berg-bay », « plet-ten-berg-bay »…
La station La Plaine – Stade de France date de la fin des années quatre-vingt-dix. Le quai est large, tout en bois, comme le pont d’un bateau. Au-dessus, pour protéger les voyageurs, une voûte de verre. Par la fenêtre, j’y vois un reflet, celui de deux silhouettes qui marchent dans le ciel.
Hier, j’ai reçu beaucoup de messages d’anniversaire. Dans ma boîte aux lettres, m’attendaient même des lettres manuscrites : une de mes parents, qui y avaient glissé un chèque, une d’un ami d’une soixantaine d’années, ancien collègue de mon laboratoire de thèse et une autre d’un ami de mon âge qui aime bien les habitudes désuètes. Elles m’ont particulièrement touchée. Mais toujours rien de la part d’Aurélie… À minuit moins dix, j’entends le son de la notification d’un message sur mon téléphone, un bruit de gouttes d’eau qui tombent. Un sourire me chatouille les lèvres. Un « Bon anniversaire » de ma lointaine cousine Sophie…
À la barre centrale, le jeune homme au teint de cire lit le même livre qu’avant-hier. Je ne parviens toujours pas à en lire le titre. Debout en face de lui, un jeune homme brun d’une trentaine d’années. Il est rasé de près, porte une chemise blanche et un pantalon sombre. Sur la peau de sa joue droite et de son cou, des grains de beauté se promènent. Huit d’entre eux dessinent exactement la constellation du Phénix.
À Plettenberg Bay, je m’allongeais à la nuit tombée dans le hamac sur la terrasse derrière la maison et contemplais dans le ciel des constellations inconnues. J’avais l’impression d’être sur une autre planète. Puis j’ai appris à reconnaître les constellations de ce ciel vu depuis l’hémisphère sud : le Toucan, le Sculpteur, le Phénix…
Enfant, je rêvais d’être spationaute. L’été de mes six ans, en vacances dans le Jura, je m’étais fabriqué une fusée à l’aide d’un poteau électrique en bois, couché en bordure d’un pré. Le bout du poteau portait un chapeau de métal comme la pointe d’une fusée. J’avais construit un tableau de bord avec des briques qui traînaient non loin. Je m’asseyais à califourchon sur le poteau. Un bâton un peu tordu planté à côté du tableau de bord faisait office de gouvernail. Lorsque je le faisais pivoter, je partais vers les étoiles.
Plus tard, juillet s’étire, j’ai dix-neuf ans ; c’est les vacances et je m’ennuie. J’attends avec impatience de partir. Une vieille voiture vient me chercher à la gare, nous partons vers les pins, à trente kilomètres de Montpellier. C’est là que le voyage commence vraiment… Voyage vers la Voie lactée, les étoiles et les nébuleuses. Voyage vers les anneaux de Saturne. Allongée sur la terrasse, je contemple le ciel d’été. Triangle des Trois Belles : Deneb, Véga et Altaïr. Constellations du Cygne, d’Andromède et de Cassiopée. J’apprends chaque soir à naviguer sur la carte de ce territoire sans frontières.
C’est le jour J. Il y a un monde fou dans la rame. Je suis plongée dans mon téléphone. Pour la énième fois, je passe en revue la présentation Powerpoint de tout à l’heure. Je me prépare à répondre aux questions les plus diverses. Ça devrait aller…
Mon avant-bras droit me démange. Sans quitter des yeux mon téléphone, je soulève la manche de ma veste et sens sous mes doigts quelques grains de sable très fins que je fais tomber.
Le RER s’arrête. Quel monde ! Je n’arrive pas à voir à l’extérieur. Ça doit être mon arrêt. Pardon ! Pardon ! Pardon ! J’arrive à descendre in extremis avant que les portes ne se referment. Je fais quelques pas sur le quai et je m’aperçois très vite que je ne suis pas à la bonne station. Je suis descendue une station trop tôt. On est à La Courneuve – Aubervilliers. Ce n’était vraiment pas le jour ! Si un train arrive dans les dix minutes qui viennent, je devrais être à l’heure. J’envoie un texto à Olivier pour lui dire que j’arriverai juste à temps pour la réunion. Sur le quai, un petit étal de fruits installé à la sauvette. Il y a des papayes ! J’en achète quelques-unes que je fourre dans ma sacoche d’ordinateur.
Un RER arrive enfin. Je suis un peu stressée. Autour de moi, les gens paraissent de plus en plus détendus, comme s’ils étaient en vacances. J’observe par la fenêtre le paysage de cette banlieue nord. Il fait de plus en plus beau. Je reconnais un canal, habituellement si glauque, dont l’eau est devenue bleue, presque turquoise. Les maisons de banlieue prennent un air colonial avec leurs larges terrasses qui en font le tour. Le bitume peu à peu fait place à la verdure. Les immeubles, d’habitude si gris, sont d’un blanc lumineux sous le soleil. Le paysage est verdoyant comme si on était déjà à la campagne, avec des essences d’arbres que je ne reconnais pas. L’air qui pénètre par les fenêtres entrouvertes est pur, tiède et parfumé. Dans l’herbe le long des rails, une petite colonie de lapins blancs semble faire la course avec le train.
Les gens portent des vêtements beaucoup plus colorés qu’aux stations précédentes. Tiens, là-bas, la belle jeune femme qui se tient à la barre centrale de la rame est vêtue d’une robe de plage orange, elle porte de larges lunettes de soleil sur le nez et des tongs aux pieds. Une femme assise porte un collier en ambre, dans les perles duquel le soleil se reflète et dessine des sourires sur les visages des gens.
Je revois l’homme en costume de l’autre jour avec sa dent de requin autour du cou. Il est vêtu d’un t-shirt large et d’un long short de bain. À ses pieds, une paire de tongs et sous son bras, une petite planche de surf.
On arrive enfin à la station suivante. Je descends du RER. Du sable recouvre le quai. Mes pieds nus s’y enfoncent légèrement. Je trébuche un peu et de ma sacoche laissée ouverte roule une papaye. Je la ramasse et la replace dans le sac en osier que je porte maintenant à l’épaule.
J’avance sur le quai. Je reconnais Monsieur Tout-le-Monde à son front dégarni. Il porte un short beige et semble bien plus en forme que l’autre jour. Lui aussi marche le long de la plage.
La femme qui pleurait à la station Gare du Nord a le visage trempé, mais d’eau de mer. Elle semble sortir d’une baignade rafraîchissante. Elle sourit. Je poursuis mon chemin.
Le jeune homme à la constellation du Phénix bronze sur le dos. Il se redresse pour parler à la jeune femme aux cheveux blond vénitien, debout à ses côtés. C’est Aurélie, je cours à sa rencontre.
À ma droite s’étend l’océan. Au bord de l’eau se tient un homme en maillot de bain jaune. Je reconnais dans son visage les traits du malade au teint si pâle, habitué du trajet. Il semble avoir repris des couleurs. À côté de lui se dresse un poteau dont la base est recouverte d’algues et des coquillages.
En haut du poteau, un panneau. En lettres capitales blanches sur fond bleu, il est écrit : « PLETTENBERG BAY ».