Anne Bouchara

Rien n'est vrai, tout est permis

Je suis historien de la période du Grand Vide. Le principal sujet de recherche de mon équipe consiste à comprendre comment la population humaine a subitement décru à partir du XXI ème siècle de l’ère chrétienne. Le travail est difficile. Dix milliards d’humains vivaient alors sur Terre, mais on retrouve peu de documents datant de cette période : pas de correspondances, aucune photographie, comme si les hommes avaient cessé de s’écrire et de partager leurs souvenirs. Seuls quelques livres et journaux sont parvenus jusqu’à nous. On a d’ailleurs longtemps cru que c’est cet arrêt de l’écriture qui avait provoqué leur disparition. Cela paraissait logique. Les hommes ne communiquant plus entre eux, les malentendus se sont multipliés et des conflits se sont déclenchés menant à des guerres et à des morts. Pas d’écrits donc pas de lecture ; les imaginations se sont atrophiées, provoquant désespoir et suicide. Les connaissances médicales ne pouvaient plus se transmettre, empêchant de guérir les malades. Mais ce qu’on ne comprenait pas, c’est pourquoi l’écriture s’était ainsi éteinte.

Pendant longtemps, les recherches ont donné peu de résultats. Nos collègues archéologues découvraient en grand nombre de curieux objets datés de cette période : des plaquettes noires, d’environ sept centimètres sur treize, ressemblant à des étuis très fins. On a longtemps pensé que ces boitiers servaient à conserver les richesses de leur propriétaire car ils étaient fermés de façon très hermétique. L’observation de leur contenu a laissé perplexe des générations de chercheurs. On y a découvert, solidement soudés, de petits morceaux de divers métaux, et, la plupart du temps, un objet plus gros encastré qui souvent répandait un liquide acide.

Très récemment, dans le sous-sol d’une ruine de cette époque, ont été retrouvés des livres et des articles de journaux qui décrivent ces objets. Cette découverte a révolutionné notre vision de la période du Grand Vide. Ces objets n’étaient nullement des boîtes à trésors mais des outils technologiques. On a compris que la plupart du temps, les plaquettes ne demeuraient pas noires mais qu’en leur surface, apparaissaient des textes et des images animées qui hypnotisaient les humains. Sans être reliées les uns aux autres, elles permettaient aux gens de communiquer. En ce temps, la science et la technique avaient atteint un niveau tel que ces plaquettes apparemment inertes étaient comme remplies de vie et télépathes. En réalité, une quantité incroyable de “messages écrits” et de “photographies” circulaient. Ça a été une découverte bouleversante. Non seulement l’homme avait continué d’écrire mais il le faisait plus que jamais.

On sait par d’autres écrits que la population a presque disparu à cause d’épidémies, de guerres et du dérèglement climatique. Comment une société qui parvenait à concevoir et fabriquer des objets aussi sophistiqués n’a pas réussi à faire face à ces fléaux ? Il semble que ce sont justement ces plaquettes noires qui en aient été en partie les responsables. Elles étaient comme des jouets que même les adultes passaient un temps incroyable à utiliser. À travers elles, on aimait se faire peur, imaginer les scénarios les plus improbables et les plus sordides. La vie était devenue un grand jeu dont les cartes étaient ces austères plaquettes noires, qui pouvait s’animer en une infinité de possibilités. Tout ceci ne demeurerait qu’un jeu, pensait-on. Comme rien n’était vrai, tout était permis.

Bientôt le jeu et la réalité se sont confondus, transformant les mots de haine en guerres civiles, les scénarios catastrophes en régimes totalitaires, les informations entachées volontairement d’erreur en millions de morts. Au lieu de sauver ce qu’il restait de Nature, l’homme passait son temps à s'engouffrer dans ces dangereuses cartes à jouer. Tout était devenu vrai et tout restait permis, même la disparition de l’être humain.